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Catherine Costantin (E.N.S. Ulm)

Écriture moralistique et philosophie du langage dans Le Spectateur français : contribution marivaudienne au décodage critique de « la langue que parle l’amour-propre »

Introduction

(…) je ne sais point créer, je sais seulement surprendre en moi les pensées que le hasard me fait (…) mon dessein n’est de penser ni bien ni mal, mais de recueillir fidèlement ce qui me vient d’après le tour d’imagination que me donnent les choses que je vois ou que j’entends… (SF, 114)1.

À travers l’ethos propre au narrateur du Spectateur français2, Marivaux se présente comme un moraliste objectif, refusant toute pose stylistique aprioriste, mais soucieux au contraire d’ajuster la pensée à la chose, puis le mot à la pensée, en accordant au réel perçu (vu et entendu) non seulement la primauté-antériorité logique, mais encore le pouvoir d’inspirer de nouvelles expressions au narrateur-observateur. L’approche moralistique de Marivaux se veut donc référentialiste, et son style mimétique jusque dans l’audace néologique : même récalcitrant à la rigidité doctrinale des Anciens, Marivaux reste ainsi ancré dans l’épistémè représentationnelle classique.
Pourtant, comme avant lui les auteurs « critico-gnomiques »3 du XVIIe siècle dont il revendique la filiation (La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère, dans Le Cabinet du Philosophe, « Du Style », 387-388), Marivaux ne cesse de jeter le soupçon sur le langage, notamment sur le décalage sophistique introduit par l’activité parasitaire de l’amour-propre humain entre le mot et la chose, autrement dit entre le signe et son référent. Cette dérive du langage par rapport au réel, le nouveau moraliste en détecte souvent la perversion dès la génèse mentale, au moyen notamment de pseudo-actualisations du discours autophile4 latent dont la hiérarchisation graduée, sur un axe croissant d’explicitation, dictera notre plan d’étude : la pensée prélinguistique, le discours mental-dissimulé, le langage formulé-crypté et la dénomination chiffrée-institutionnalisée, sachant que nous adopterons, pour l’analyse, le principe du continuum guillaumien, décrivant dynamiquement le passage du chaos mental à l’explicitation langagière à l’aide de « saisies » à la fois distinctes et fondues-enchaînées. Cela revient à dire que dans notre exposé des faits textuels relevés, s’identifiant le plus souvent avec des manifestations variées de discours rapporté, les transitions auront autant d’importance que la graduation des phénomènes discrets5.
Mais qui dit « pseudo-actualisation » de la pensée prélinguistique, ou décodage des sous-conversations du langage formulé-crypté, désigne aussitôt les limites du pacte référentiel « journalistique » posé en incipit du SF, et la transgression de l’ethos de simple observateur apparemment construit d’emblée par le narrateur. Passer subrepticement de la focalisation externe à la focalisation interne relève en effet de l’omniscience, se lit comme un procédé de fictionnalisation clivant le jeu initial de la transparence représentationnelle, et trahit chez le Spectateur la prétention d’accéder à la visée supérieure ainsi qu’à la parole autoritaire du moraliste. Serait-ce alors qu’il faille relire le contrat générique passé avec le lecteur, aux premières lignes du texte, pour découvrir les traits d’une fine franchise dans la paradoxale programmation d’un double postulat d’objectivité mimétique (« je ne sais point créer, mais recueillir fidèlement… ») et d’ingéniosité imaginative inspirée par le réel (« le tour d’imagination que me donnent les choses ») ? Le Spectateur n’a effectivement jamais prétendu qu’il se priverait des artifices du « trope fictionnel »6 pour le service de la pénétration psychologique et de la vérité morale. Le sophisme, écrivait Aristote, réside dans l’intention, non dans les procédés7. Avec Marivaux, nous le traquerons donc dans le cœur humain en général, non dans les ruses complexes, mais passionnantes, de ses méthodes d’investigation et de clarification, mises en abyme à travers celles de ses divers porte-paroles.

C’est ainsi qu’on vérifiera, dans Le Spectateur français, et en confrontant souvent ce texte paradoxalement « continu » aux Maximes de La Rochefoucauld, la manière spécifique dont Marivaux contribue à décrypter les sophismes mentaux et langagiers de l’amour-propre, à l’aide d’un caractérisème universel de l’écriture moralistique classique et postclassique : la polémique lexicale, qui consiste à jeter le soupçon sur les dénominations et leurs déviations déréférentialisantes ou désémantisantes. Conjoignant une approche rhétorico-stylistique traditionnelle à différents questionnements linguistiques de type discursif (actualisation), textuel (anaphores lexicales), conversationnel (discours rapporté) et praxématique (étudiant l’actualisation comme processus-spectacle et le mot comme porteur de représentations culturelles-pragmatiques souvent conflictuelles), nous constaterons en effet la convergence de ce caractérisème de genre avec des stylèmes marivaudiens déjà bien répertoriés par la critique, comme la pratique de « la retouche corrective » dans « la phrase d’analyse », ou de l’anaphore lexicale dans la phrase segmentée « à escaliers »8.

I. « La langue que parle l’amour-propre » (152) : actualisation fictionnelle d’une pensée prélinguistique9

C’est à propos du personnage de la coquette envieuse, donnée pour analogon des auteurs jaloux (SF, feuille 8), que le Spectateur justifie le plus explicitement, au fil de la séquentialité narrative, sa métaphore, doublée d’une personnification, du « langage » de l’amour-propre : langage crypté le plus souvent aux yeux du locuteur lui-même, sous-conversation que le moraliste se charge de « démêler », mais aussi d’amener au jour quand elle se retranche hypocritement dans la clôture mentale, tant il est vrai qu’aucune « faute » ne saurait être reconnue ni purifiée avant d’avoir été révélée :

De sorte qu’impatient de vérifier là-dessus mes conjectures, je courus le lendemain chez cette femme triste, pâle, infirme et âgée. Je ne m’étais pas trompée, je la trouvai telle que je l’avais comprise sous les expressions dont on s’était servi contre elle ; je vis en un mot que j’avais très savamment entendu la langue que parle l’amour-propre dans une jolie femme qui en peint une belle. (152)

Or, de même que c’est en termes linguistiques que la faute d’amour-propre se code, c’est en termes linguistiques que Marivaux la décode (« que j’avais très savamment entendu la langue »), même s’il procède à partir d’un vocabulaire métalinguistique limité à l’horizon épistémologique de son époque. C’est donc à nous-même, linguiste et stylisticienne, qu’il revient de transposer dans la terminologie grammaticale moderne des phénomènes dont Marivaux intuite très finement le fonctionnement et qu’il ne peut décrire qu’en procédant, au préalable, à la mimésis fictionnelle du processus d’actualisation discursive.

A. Un préalable à la purification du « péché en pensée » : l’artifice moralistique de l’actualisation des contenus mentaux prélinguistiques |10|

1) relecture guillaumienne de la tension pensée/langage dans la philosophie critique du discours chez Marivaux

On sait que le signifiant « actualisation » est apparu pour la première fois sous la plume de C. Bally (1922) |11|, tandis qu’un contenu de théorie proche du signifié alors défini du terme avait déjà vu le jour dans l’étude de G. Guillaume sur Le Problème de l’article et sa solution en français (1919).
L’un et l’autre linguiste partaient de l’opposition Langue/Parole chez Saussure pour interpréter certains phénomènes grammaticaux comme des marqueurs du passage du virtuel de la Langue à l’actuel de la Parole ou Discours (Bally) - ou encore du général de la pensée pré-linguistique au particulier de l’expression individuelle (Guillaume).
C’est cependant le mode de représentation guillaumien du processus d’actualisation qui se révèle le plus proche de la philosophie marivaudienne du langage, parce que G. Guillaume a intégré les innovations saussuriennes dans un schème conceptuel reproduisant l’opposition classique pensée/langage - quoique pour lui, l’antériorité logique du mental sur l’exprimé ne se conçoive qu’en termes d’inachèvement : la pensée prélinguistique prise dans sa généralité est un magma (Guillaume parle très exactement de « turbulence mentale » |12|), mais un magma traversé par une dynamique organisante (la pensée-pensante) qui n’est autre que la recherche de l’individuation de l’idée (le signifié), puis de l’expression appropriée à cette idée individuée : le signifiant. Comme l’énonce le psycholinguiste dans ses Leçons de linguistique (vol. 3, 1948-49, p. 230) : « La pensée existe en nous, s’agite en nous, indépendamment de la langue, mais ce n’est que sous la saisie linguistique que nous savons opérer qu’elle se fait lucide et, comme réfléchie sur un miroir, devient dans notre esprit un objet livré à notre considération. » Autrement dit, notre pensée ne nous est accessible que lorsque, passant de la représentation à l’expression linguistique (discours encore éventuellement mental), elle trouve dans les découpes analytiques que la langue inscrit en elle le principe de sa seule possible organisation.
Or n’est-ce pas aussi en termes de chaos mental, mis au jour et décomposé analytiquement en vue de sa verbalisation, que le Spectateur décrit la pensée prélinguistique qu’il se charge de « démêler/interpréter » (124-125) chez les jeunes galants croqués par lui, un soir, à la sortie du théâtre ?

Ce petit discours que je fais tenir à nos jeunes gens, on le regardera comme une plaisanterie de ma part. Je ne dis pas qu’ils pensent très distinctement ce que je leur fais penser ; mais tout cela est dans leur tête, et je ne fais que débrouiller le chaos de leurs idées : j’expose en détail ce qu’ils sentent en gros … (feuille 3, 126).

Les images employées par le moraliste semblent faire correspondre, dans le psychisme des jeunes gens, le contenu du discours qu’il leur a précédemment prêté, à un stade pré-linguistique : en effet, il emploie le verbe « penser » (non le verbe « dire »), il sélectionne le substantif « idée » et la métaphore du « chaos », enfin il utilise le couple oppositif « en détail/en gros », tous indices qui ne sont pas sans annoncer la paire généralité/individualité qui distingue chez Guillaume le stade de la pensée indifférenciée du stade de la pensée discrète ou fragmentée, difficile à dissocier alors du stade de sa formulation. À l’intérieur du segment temporel prélinguistique, cependant, la description du Spectateur semble encore plus exactement « saisir » |13| un stade intermédiaire entre « chaos » et distinction mentale achevée (le signifié complet), puisqu’on note que l’adverbe de degré " très " modifiant " distinctement " est dés-absolutisé par la négation, d’où il prend un sens relatif désignant un point de tension indéfinissable entre le « rien » et un « quelque chose » de semi-formulé psychiquement.

2) l’actualisation de la pensée de « l’autre » : l’artifice fictionnel de la focalisation interne et du pseudo-discours rapporté

Une telle présentation des faits réels sonne cependant comme un aveu rétrospectif d’artifice dans la bouche du moraliste, qui est auparavant sorti de son rôle d’observateur objectif pour actionner les ficelles d’un théâtre parlant de marionnettes : en adoptant plus haut les indices du style direct (passage à l’énonciation déictique égocentré Je/Vous/Ici/Maintenant, comme dans : « Moi, je vais mon pas (…) Qu’en dites-vous, hommes étonnés ? (…) Place au phénomène de la nature ! »), le Spectateur a en effet largement dépassé les limites d’un pacte de référentialité ordinaire. Nul, hormis le romancier, ne peut avoir accès à l’intériorité d’un individu qui se pose devant lui comme ob-jet, dans l’opacité irrémédiable de l’altérité. Pour reprendre la très belle formulation de la narratologue allemande Käte Hamburger dans la traduction de P. Cadiot (1987, p. 88) : « La fiction est le seul espace cognitif où le je-origine d’une tierce-personne peut être représenté comme tel. » |14|. Si le Spectateur respecte dès lors encore le pacte référentiel qu’il a mis en place dans l’incipit de son Journal, c’est en l’actualisant dans l’original paradoxe de sa tension entre observation fidèle du réel, et « tour d’imagination » inspiré par ce réel. Cela signifie qu’il s’autorise, au nom même de ce pacte, à rejoindre le réel par le détour d’un « trope fictionnel » (C. Kerbrat-Orecchioni, 1986, p. 123-130), et que son procédé de création consiste à articuler l’artifice de la fiction à un projet de véridiction dérivée (de second niveau), par rapport au fonctionnement véritatif ordinaire, de premier niveau.
Dans un souci de crédibilisation rhétorique, le Spectateur prend cependant soin de justifier à chaque étape la « libre » dérivation du discours rapporté-supposé-inventé, en relevant régulièrement, tout au long de sa transposition, les signaux physiques prétendûment envoyés par ses « personnages », et qu’il présente comme légitimant le procédé d’extrapolation inférentielle par lequel il « reconstitue » la parole mentale pseudo-accompagnante :

J’examinais donc tous ces porteurs de visages, hommes et femmes. Je tâchais de démêler ce que chacun pensait de son lot, comment il s’en trouvait. Par exemple, s’il y en avait quelqu’un qui prît le sien en patience, faute de pouvoir faire mieux ; mais je n’en découvris pas un dont la contenance ne me dît : Je m’y tiens. (124)

Ici, c’est l’artifice de la traduction du langage corporel en langage verbal qui est utilisé : le message du corps est bel et bien actualisé discursivement au moyen artificiel d’un pseudo-discours direct |15|. Plus bas, dans la séquence sur les jeunes gens, ce sont les marqueurs de modalisation épistémique qui surabondent. Ils suivent la gradation méthodologique d’une pensée observante, qui passe de la conjecture à la quasi-certitude, au vu de l’évolution du spectacle : « j’en voyais qui semblaient remuer, étonnés de la noblesse de leur figure et qui certainement comptaient sur un égal étonnement dans les autres. » À ce stade, le descripteur a défini, non seulement le contenu du discours (inventio) qu’il va dériver du constat perceptif, mais le plan en deux parties (dispositio) de ce discours prêté au « il » (personnage) saisi artificiellement comme « je-origine » : 1) « je » m’étonne devant moi-même 2) « je » suis certain d’attirer également l’étonnement de tous. Il ne reste plus alors au Spectateur-Démiurge qu’à passer au troisième officium du composeur de discours, et à déployer, mais toujours à la place de ses personnages, l’elocutio qui actualisera verbalement les pensées mentales physiquement captables sur les visages et dans les démarches. Au passage, le Spectateur pousse paradoxalement le scrupule jusqu’à souligner, par incidente, le caractère artificiel du discours supposé-rapporté, et son statut épistémique conjectural (« …, pensait apparemment chacun d’eux,… »). Enfin, il n’oublie pas de rappeler sans cesse l’origine phénoménologique de ses inférences, en adaptant le choix élocutoire des propos tenus à leur correspondant comportemental : « … en marchant superbement : Moi, je vais mon pas ; ma figure est un fardeau de grâces nobles… », etc. (125).

À défaut d’un statut référentiel de premier niveau, le « trope fictionnel » qui gouverne la plupart des analyses « journalistiques » de Marivaux s’enorgueillit donc d’une légitimation véridictoire de second niveau, ce qui est le propre de toute œuvre littéraire, mais particulièrement lorsque celle-ci se donne pour enjeu la réforme des mœurs par le guidage des prises de conscience lectoriales (œuvres « critico-gnomiques »). Sans mise au jour de la pensée vaniteuse par mimesis du processus génétique de l’actualisation discursive, comment en effet dénoncer ce qui n’est ni démêlé, ni révélé ? Ainsi se trouve éthiquement légitimé l’artifice, et préservé le pacte de vérité éducative, à défaut du pacte de référence. Car seule une pensée décodée linguistiquement et reconstituée selon la linéarité syntagmatique d’un véritable discours articulé, peut permettre de dévoiler, sous les « péchés de bouche » supposés, les « péchés en pensée » inférables à partir de l’expérience humaine.

B. Entre le préverbal et l’explicite : deviner la pensée honteuse et « forcer » sa tendance régressive

Nous étudierons ici une des séquences textuelles les plus étonnantes du SF : la scène de la Troisième feuille où une coquette, déstabilisée par la vue des beautés environnantes, « refait » imaginairement son nez à la sortie du théâtre (avec un peu d’humour, et si l’on ne craignait l’anachronisme, on pourrait parler de lifting mental !).
Le vice dénoncé est ici l’envie, passion fréquemment illustrée dans le Journal, et que nous retrouverons dans plusieurs des exemples analysés plus loin.
Qualifiée spécialement de « passion basse » par le dictionnaire de Richelet, l’envie a été soigneusement distinguée de la jalousie par La Rochefoucauld dans la maxime 28 : « La jalousie est en quelque manière juste et raisonnable, puisqu’elle ne tend qu’à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous appartenir ; au lieu que l’envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres. » |16| Nous avons montré ailleurs pourquoi ce vice souffre d’une réputation particulièrement disqualifiante dans la littérature moralistique et le système de références aristocratique : cela tient à sa parenté avec l’expérience, an-héroïque par excellence, du manque et de la frustration. L’envie, c’est ce qu’éprouve un amour-propre quand il souffre de ne pas avoir ce que l’autre semble posséder. L’orgueil, confronté au vide, s’y éprouve en même temps comme un manque à être qui s’accompagne d’un sentiment de honte , le plus souvent refoulé dans l’inconscient, tant il est incompatible avec la prémisse majeure de tout raisonnement autophile humain : je suis par essence supérieur à autrui. Nous reviendrons en effet plus loin sur la nature syllogistico-sophistique que le Spectateur-moraliste s’amuse à prêter à « la langue que parle l’amour-propre », lorsque celle-ci prétend prendre des formes démonstratives.
Le texte que nous allons analyser se caractérise encore par la correspondance énonciative du discours rapporté (DR) qu’il exhibe avec un stade de « saisie semi-précoce » sur l’axe d’actualisation discursive (schéma guillaumien). Récalcitrante à s’avouer son infériorité physique sur ses rivales environnantes, honteuse du manque à paraître qu’elle ne trahit à ses propres yeux - on va le vérifier - qu’à titre de présupposé à sa démarche dénégative-corrective du réel, la coquette se caractérise en effet par le repli confortable de son monologue vaniteux blessé dans l’espace secret du langage mental semi-formulé, ce que le Spectateur choisit de reconstituer grâce à une forme appropriée de DR : le discours indirect libre (DIL).

1) Organisation générale du discours narratorial citant (plan énonciatif de premier niveau)

Le DIL n’émerge que par « saillies » à l’intérieur de deux étapes subtilement différenciées de la démonstration du moraliste : un récit descriptif, semi-semelfactif, semi-exemplaire, que marque fortement l’inscription, sur le plan énonciatif premier (monologal), de la subjectivité du Spectateur (124) ; un discours sentencieux d’expérience, dont l’énonciateur dominant est toujours le moraliste, et qui prétend confirmer, par l’application déductive du général au particulier, les hypothèses concernant le « type » du personnage étudié : une femme, forcément coquette, lorsqu’elle est saisie dans la situation où elle se découvre un défaut physique (125).
C’est ainsi que la progression thématique de la séquence se donne pour moteur trois procédés successifs de vraisemblabilisation : a) un procédé régulier - déjà observé - de justification de la démarche inférentielle par des observations physiques (étape descriptive de la démonstration, servant à poser « l’hypothèse ») ;
b) une structure question-réponse au niveau de l’énonciation monologale du Spectateur, qui met en scène, au discours direct, ses propres réflexions-orchestration de la démonstration globale, et dynamise « l’enquête » ;
c) l’usage, cette fois déductif, de l’expérience générale accumulée par le moraliste, pour reconstituer le chaînon manquant de la suite logique des pensées du personnage à l’aide de la construction d’un « type » correspondant.

a) Légitimation de la reconstitution inférentielle des pensées cachées d’une coquette spécifique-exemplaire, par l’inscription textuelle-descriptive d’observations physiques (124)
— projet d’observation inscrit narrativement dès l’exorde de l’épisode : « J’examinais tous ces porteurs de visages, hommes et femmes. »
— méthode convertissant le langage comportemental en langage verbal (DR + DD) : « je n’en découvris pas un dont la contenance ne me dît : Je m’y tiens. » |17|
— catalogue des verbes de perception et des verbes d’évaluation épistémique ponctuant la dynamique textuelle : « J’en voyais cependant, surtout des femmes… » ; « il me semblait même qu’à la rencontre de certains visages mieux traités, elles avaient peur d’être obligées d’estimer moins le leur. L’âme souffrait. » Cette dernière proposition enclenche alors la première séquence au discours indirect libre (voir ci-dessous), que le narrateur commente ensuite : « Je lisais tout l’embarras du visage insulté ; mais cet embarras ne faisait que passer. Celle à qui appartenait ce visage se tirait à merveille de ce mauvais pas ». Cette dernière déclaration, déjà plus interprétative que perceptuelle, entraîne à son tour une inférence encore plus audacieuse de la part du moraliste : « et cela, sans doute , par une admirable dextérité d’amour-propre ». L’inférence revient alors à une nouvelle justification physique, qui vient boucler la première étape de la démonstration : « une fière sécurité revenait sur sa mine ; il s’y peignait un air de distraction dédaigneuse, qui (…) disait à la rivale qu’on n’avait pas seulement pris garde à elle. » Cette dernière notation souligne la cohérence de la méthode moralistique, en traduisant une nouvelle fois un message comportemental (mimiques) en message verbal inféré par l’observateur.
b) Dynamisation de la progression textuelle par une structure question-réponse exposée au style direct sur le plan énonciatif-narratorial (124-125)
— projet d’investigation par inférence, inscrit narrativement dès l’exorde : « Je tâchais de démêler ce que chacun pensait de son lot… »
— émergence du questionnement qui s’articule plus loin, à la conclusion de la première séquence inférentielle (observations physiques/traductions linguistiques), pour légitimer a posteriori, par une mise en scène percontative (enquête), la conjecture compensant l’ellipse constatée entre les deux changements de physionomies : « l’âme souffrait (…) une fière sécurité revenait sur sa mine ». Tout se passe en effet comme s’il avait manqué à la syntaxe narrative de la séquence un chaînon de signification remplacé par une hypothèse que le moraliste entend maintenant étayer : « et cela, sans doute, par une admirable dextérité d’amour-propre ». D’où l’enchaînement, au paragraphe suivant, sur la question directe, posée au niveau de l’énonciation moralistique : « Mais, disais-je en moi-même, de quel expédient de vanité peut se servir une femme laide pour entrer, de la meilleure foi du monde, en concurrence avec une femme aimable et belle ? » (124)
— la séquence question-réponse en elle-même : « ce nez, quand elle le regarde, se raccourcit-il, ou s’allonge-t-il ? Non, ce n’est pas cela, me répondis-je. » (124-125). S’ouvre alors un nouveau paragraphe (125) au sein duquel la « bonne » réponse se construit textuellement dans une alternance entre un discours narratorial cette fois gnomique-déductif et de nouvelles saillies de discours intérieur supposé, encore rapporté au style indirect libre, mais dont la source énonciative s’est légèrement modifiée avec le co-texte |18|.
c) Articulation entre un discours narratorial sentencieux et un nouveau discours actorial indirect rapporté : rencontre paradoxale entre des arguments déductifs et inductifs (125)
— exorde sentencieux de cette nouvelle étape démonstrative : ce n’est plus le Spectateur-observateur qui parle, mais le moraliste pur, nouveau La Bruyère construisant le « caractère » (type moral) de la femme, par essence coquette, quand elle se découvre un nez disgracieux : « Quand une femme se regarde dans son miroir, son nez reste fait comme il est ; mais elle n’a garde d’aller fixer son attention sur ce nez avec qui, pour lors, sa vanité ne trouverait pas son compte… ». Ce « une » ne se lit plus comme l’article indéfini spécifique qui permettait plus haut de désigner la coquette observée à la sortie du théâtre |19|, portrait tendant pourtant déjà à l’exemplarité, mais qui n’était destiné qu’à servir de tremplin à la construction d’un portrait typifié l’englobant (induction). Dans le sens inverse, ensuite, le moraliste repart du « caractère » de la femme coquette pour répondre définitivement aux questions que l’observation comportementale du spécimen initial, dans une situation donnée (sortie de théâtre) avait soulevées en lui (déduction). L’articulation bilatérale entre les mouvements antagonistes de l’induction et de la déduction dans cette démonstration est cependant facilitée par le statut particulier d’idéogénèse que les analyses guillaumiennes ont prêté à l’article indéfini générique , ici substitué insidieusement à son homologue spécifique : contrairement à l’article défini générique, que sa tension signifiante ramène du spécifique de Discours à la généralité de la Langue, la sémantèse de l’article indéfini l’oriente de la généralité vers la particularisation, ce qui engendre, au niveau stylistique, une homogénéité plus grande entre ses emplois génériques et ses usages spécifiques, et peut faciliter, comme ici, le glissement de l’un à l’autre signifié d’effet. Or c’est effectivement à une telle substitution fine que le lecteur assiste au début du paragraphe gnomique (125).
— de nouvelles occurrences de discours indirect libre émergent alors à la surface de cette séquence subtilement différenciée de la première. Nous allons donc comparer chacune de ces séquences de DIL, dans leur co-texte respectif.

2) Deux « ilôts » de discours indirect libre : interprétations en co-textualités différenciées

On connaît les théories traditionnelles du DIL, qui en font tantôt un discours indirect (DI) « allégé » (J. Authier, 1992, p. 38), c’est-à-dire sans marques de dépendance subordinative au niveau énonciatif citant, tantôt un « mélange » de DD et DI (ibid.) formant une énonciation « hybride » ou « polyphonique » (Bakhtine, cité par A. Pierrot-Herschberg, 1993, p. 116) . Observons les deux séquences du passage sur ce plan énonciativo-grammatical.

a) Le DIL en co-texte spécifique exemplaire (124), quoique de facture complexe dans le détail, se reconnaît et se délimite de manière aisée, grâce à l’exhibition hyperbolique de la modalité exclamative trahissant expressivement l’état de choc intérieur de la coquette : « L’âme souffrait ; aussi l’occasion était-elle chaude ! jouir d’une mine qu’on a jugée la plus avantageuse ! qu’on ne voudrait pas changer pour une autre, et voir devant ses yeux un maudit visage qui vient chercher noise à la bonne opinion que vous avez du vôtre ; qui vous présente hardiment le combat, et qui vous jette dans la confusion de douter un moment de la victoire ; qui voudrait enfin accuser d’abus le plaisir qu’on a de croire sa physionomie sans reproche et sans pair : ces moments-là sont périlleux ! Je lisais tout l’embarras du visage insulté… ».
Le repérage temporel est celui de la narration englobante, la modalité exclamative et les ilôts lexicaux subjectifs (« chaude » ; « avantageuse » ; « maudit » ; « chercher noise » ; « périlleux » ) constituent un effet de « citation-monstration » du pathos de la coquette désarçonnée : il y a polyphonie superpositive. Mais le jeu des pronoms personnels (« on » omnipersonnel / « vous » générique) est subtil, car non seulement il évite l’embrayage déictique sur l’ego du personnage, mais il tire le statut du récit spécifique vers l’énonciation exemplaire, préparant ainsi le glissement vers l’étape démonstrative gnomique : le « caractère » de la page 125.

b) Le DIL en co-texte générique exemplaire (125) est de repérage plus malaisé car il s’appuie sur des effets atténués de citations lexicales semi-transparentes (en usage), semi-autonymiques (en mention), comme celle du mot « nez » qui relève tantôt de la dénomination la plus objective du moraliste, tantôt de la « citation-monstration » la plus exaspérée du personnage, tantôt des deux : « Quand une femme se regarde dans son miroir, son nez (usage référentiel) reste comme il est ; mais elle n’a garde d’aller fixer son attention sur ce nez (lecture hybride, avec cumul sur le déterminant démonstratif d’une fonction grammaticale anaphorique, relevant du plan narratorial, et d’une fonction stylistique dépréciative (type iste ) relevant du plan actorial, qui trahit la conscience refoulée, chez la coquette, de n’avoir pas un nez aussi joli qu’elle le voudrait), avec qui pour lors, sa vanité ne trouverait pas son compte. »
Malignement, ensuite, le moraliste prête même à ce nez tant de disgrâces explicites qu’on répugnerait à les supposer énonçables mentalement par la malheureuse auto-observatrice, si la suite du texte ne décrivait un travail de masquage trop acharné pour être innocent. Nous l’analyserons donc comme un symptôme de refoulement présuppositionnel : « ce nez infortuné qu’elle esquive (…) il y aurait bien du malheur si, tout laid qu’il est, il ne devient piquant… ». On notera d’ailleurs l’emploi de l’éventuel (présent de l’indicatif du verbe « devenir », suspendu à condition), et non du potentiel (imparfait modal) que l’on pourrait attendre ici. Or l’éventuel souligne stylistiquement la détermination de la coquette à faire coïncider son rêve avec la réalité, alors que le potentiel, expression d’un possible modalisé, suggèrerait l’idée d’un doute.
Mais c’est ici tout de même que nous retrouvons tout le génie malicieux de Marivaux, non seulement en ce qu’il est satiriquement espiègle, mais aussi en ce que, d’un point de vue à la fois esthétique et linguistique, il est très subtilement artéfactuel. Utiliser à cet endroit le SIL, c’est en effet suggérer que la pensée reconstituée de la coquette demande plus de délicatesse dans son actualisation discursive que celle des jeunes gens étudiée plus haut, et que la suite de la feuille 3 présente sous l’artifice tapageur d’un faux DD. Dans ce dernier cas, le choix d’un DR exhibé traduit une pensée mentale semi-consciente mais orientée de façon que Guillaume qualifierait d’ascendante (tournée d’elle-même vers son actualisation à-venir ). Tandis qu’en infligeant à son infortunée héroïne la semi-responsabilité énonciative des propos dépréciatifs touchant son nez, le Spectateur-Marivaux instaure un régime de polyphonie où lui-même sur-explicite des jugements que la femme doit, elle, honteusement refouler dans son subconscient, malgré un acharnement révélateur de sa mauvaise foi. Aussi peut-on inférer, en reprenant les repères topo-chronologiques de Guillaume, que le DIL « saisit » ici un état de pensée mitoyen, chez le pseudo-référent-personnage, entre la semi-formulation et la préformulation, c’est-à-dire orienté de façon décadente : les évaluatifs comme « laid » paraissent en effet trop explicites pour convenir au topos de la vanité (« je suis naturellement plus belle que ma voisine »), pendant que le travail obsessionnel d’estompage de la partie dans le tout (l’obsession étant soulignée par l’anaphore lexicale du mot « nez ») traduit un effort de dissimulation qu’on peut faire correspondre à une régression du formulé vers le magma de la pensée prélinguistique.
L’explicitation par le DIL, toute proportionnée qu’elle est ici à la nuance du phénomène traduit, constitue donc encore un exemple particulièrement incisif du démasquage moralistique des ruses implicitantes de l’amour-propre humain |20|.

3) Marquages textuels d’une illusion sophistique : la « métamorphose » embellissante du référent

L’hypothèse de la régression sporadique du « langage de l’amour-propre » à l’in-formulé, ruse dénégative de tout être humain que le moraliste dépiste par sa méthode récurrente de l’actualisation forcée, expliquerait peut-être également pourquoi le personnage s’accroche à l’illusion de pouvoir changer le référent qui le dérange dans le « réel » : ce nez qui n’est pas aussi joli dans la réalité que dans le fantasme des pré-requis axiologiques de l’amour-propre. En effet, tant que la Langue (au sens saussurien du terme) n’a pas encore fragmenté le " chaos " de la pensée prélinguistique, toute dénomination est suspendue, et avec elle la nécessité de reconnaître le référent comme sien pour ce qu’il est. La coquette a forcément la sub-conscience de sa médiocrité physique, puisqu’elle s’acharne mentalement à refaire son visage, mais elle refoule cette conscience à un stade infra-explicite où tout lui paraît encore jouable. Elle travaille ainsi à re-composer son visage, le préfixe « re » signalant qu’il y a un pré-supposé, mais qu’il est dénié. Quant aux deux thèmes du « travail » et de la « composition », ils sont désignés explicitement dans le commentaire du moraliste, qui établit ainsi un lien sous-jacent entre l’acharnement mental de la femme et le mensonge rhétorique de l’écriture d’ « auteur » dénoncée à plusieurs reprises dans les Journaux , où « composer » est synonyme d’artifice stylistique et de déformation du réel. Par ailleurs, le narrateur utilise le procédé de l’anaphore lexicale modifiée (« son nez ; ce nez ; ce nez infortuné ; laid, mais piquant ; ce nez, devenu plus honorable ») pour mimer, par le retravail du mot dans l’espace textuel, le retravail du référent dans le réel. C’est même un des stylèmes les plus caractéristiques de l’écriture moralistique de Marivaux, et nous le retrouverons plus loin (III/ B et C/).
Ce qui est récurrent également dans le SF, c’est la position à la fois intransigeante et réaliste qu’adopte le moraliste face à cette ruse d’amour-propre. L’intransigeance consiste à énoncer ouvertement l’impuissance de l’orgueil à changer le réel, c’est-à-dire, en termes de philosophie du langage, à déjouer les lois objectives de la référentialité : « Quand une femme se regarde dans son miroir, son nez reste fait comme il est ». Le réalisme attire en revanche l’attention sur la capacité de l’ingéniosité vaniteuse à remporter, malgré ses mensonges, une victoire rhétorique de type sophistique : « Et qui le croirait ? quelquefois, cela lui réussit. ». Un peu plus loin, dans la même Troisième feuille, à propos des jeunes élégants, le Spectateur ira encore plus loin dans l’ironie en feignant d’être lui-même pris au piège de ce bluff : « Après tout cela, je vais faire un aveu bien singulier : c’est que moi, qui démêlais leurs idées, qui développais leur orgueil, peu s’en fallait que je ne dise : Ils ont raison. » Il nous semble cependant que le but du Spectateur-Marivaux n’est pas alors de se complaire dans la posture de dupe, mais de nous mettre en garde contre le pouvoir d’illusion de l’orgueil. Car s’il est vrai que la vanité ne changera jamais un seul référent dans l’ordre du réel, elle sera toujours capable de modifier notre regard sur le réel, au point que cette représentation sophistique du monde parvienne à se faire passer pour la « vraie » réalité. Ce qui est pour le moins tout aussi dangereux.

Or c’est cette dénonciation des « puissances trompeuses », par laquelle Marivaux rejoint Pascal avec La Rochefoucauld, dont nous allons poursuivre la découverte au long des études qui suivent. Nous y retrouverons le Spectateur traquant toujours les signifiés cachés, non plus cependant par la mise au jour artificielle de signifiants absents mais par l’inférence des ellipses ou décalages d’un langage formulé, quoique crypté.

> La suite...

Catherine Costantin
E.N.S Ulm

1. Nous convenons d’emblée de recourir (sauf dans l’occurrence présentatoire qui suit) à l’abréviation SF pour désigner le premier des Journaux de Marivaux, et à celle de CP pour référer, dans notre dernière partie notamment, au Cabinet du Philosophe. Nous nous contenterons également d’indiquer directement entre parenthèses, à la fin de nos citations - ou en cours de démonstration s’il change - le chiffre des pages que nous
étudions, sans l’intermédiaire du signe usuel « p. ». L’édition citée sera toujours celle de F. Deloffre et M. Gilot, chez Garnier, ce qui écarte tout risque d’ambiguité.
2. Le système énonciatif du SF étant le plus ambigu de ceux des Journaux marivaudiens, en raison de l’écart moindre qui le caractérise entre fiction et autobiographie, nous appellerons ce personnage différemment, selon les caractéristiques pragmatiques propres à chaque microstructure textuelle étudiée : le Spectateur (avec une
majuscule pour justifier l’éponymie), le narrateur, l’observateur, le moraliste, et parfois même, le Spectateur-
Marivaux, dans les passages où il est vérifiable extradiscursivement que la distanciation fictionnelle est réduite à son strict minimum (ex. dans les feuilles 7 et 8 qui réfèrent à la querelle historique touchant les « fautes de style » de Marivaux.
3. L’expression, du critique italien Corrado Rosso, désigne les moralistes classiques français en soulignant la double spécificité de leur entreprise : éthique et polémique.
4. L’autophilie est un mot savant désignant l’amour de soi-même. Il peut être employé positivement (charité envers soi-même), mais nous l’emploierons ici comme adjectif, dans des co-textes le plus souvent péjoratifs (autophilie = amour exclusif de soi), à raison de catachrèse : le mot « amour-propre » n’a en effet pas d’équivalent adjectival.
5. Imitant le mode de néologie guillaumien, nous appellerons cet axe : l’axe de logogénèse, puisqu’il consiste à graduer l’expression d’une pensée projetée dans des formes langagières de plus en plus assertées.
Par ailleurs, nous n’avons découvert qu’en fin de rédaction l’existence, au sein de la théorie praxématique, d’une théorisation - bien antérieure à cet article - de la gradience des formes d’expression du sujet dans le discours (J-M Barbéris, 1992 et 1998, citée par C. Détrie, 2001b, p. 160-161). La lecture de ces textes, travaillés comme le nôtre par la conscience admirative de l’efficacité du système guillaumien, n’a pu que confirmer la trouvaille de notre plan hiérarchisé d’analyse, mais qu’il soit clairement notifié ici qu’il s’agit, non d’un pillage d’idée (C. Détrie suggère, dans 2001b, p. 160, l’idée d’un classement gradué des formes marivaudiennes d’énonciation citantes et citées : nous étions alors déjà appliquée, bien inconsciemment, à exaucer son vœu !), mais d’une rencontre d’esprits, à un moment peut-être historique de convergences méthodologiques et épistémologiques entre la recherche stylistique et certaines théories linguistiques fort opératoires pour l’analyse des textes littéraires.
6. Voir plus loin la reprise de ce concept emprunté à C. Kerbrat-Orecchioni, qui nous permet ici de mettre en parallèle le sens étymologique du terme d’origine grecque tropos = détour , quand il est appliqué à la référentialité dérivée de la fiction littéraire, avec la formule marivaudienne : « tour d’imagination ».
7. Rhétorique, livre I, 1355 b, 15-21.
8. La référence en ce domaine reste la thèse de F. Deloffre citée en bibliographie et dans notre texte.
9. Il s’agit d’étudier ici ce que C. Détrie appelle, dans 2001b, p. 156, des « dires virtuels » artificiellement actualisés par le Spectateur-Marivaux, mais dont le référent effectif, hors fiction, correspondrait, sur l’axe de notre logogénèse, à une « saisie précoce » - l’équivalent, sur l’axe de la chronogénèse guillaumien, du temps « in posse ».
|10| Si l’on adopte après coup le modèle praxématique pour penser l’ensemble de ces phénomènes marivaudiens d’artifices énonciatifs, on découvre avec intérêt que les praxématiciens utilisent la métaphore du « spectacle » pour décrire le passage du dire virtuel au dire actuel (voir J. Bres, 1998, p. 72-73 et C. Détrie, 2001b, p. 160-161). Or cette métaphore sied particulièrement bien à Marivaux, au point que F. Calas a intitulé un article de l’automne 2001 : « Le Spectacle de la parole dans Le Spectateur français », dans lequel lui aussi, sous la forme d’une énumération il est vrai peu problématisée, dégage approximativement les mêmes unités discursives discrètes que celles que nous examinons dans cet article : « On y voit le narrateur s’intéresser autant aux ‘ choses vues ’, désignant l’extérieur (…) qu’à l’intérieur de la personne pour y saisir une pensée qui n’ose se dire, un sentiment qui y naît, une pensée mensongère et trompeuse » (dans C. Fromilhague (éd.), p. 104).
|1Dans cette première partie, nous commençons donc par poser les bases théoriques de nos analyses en rappelant la génèse du concept d’actualisation dont J. Bres faisait déjà l’historique, du point de vue plus spécifique de C. Bally, dans l’article pré-cité. Puis, nous appliquons notre hypothèse de l’actualisation-spectacularisation forcée
à des exemples de « dires virtuels » (C. Détrie) pour lesquels on peut dire avec J. Bres (op. cit. p. 73) qu’il y a « absence de contact entre spectacle et réalité », à la fois parce qu’il y a un trope fictionnel, et parce que les
discours ainsi forgés correspondent en réalité à un stade de formation du logos « in posse ». Ainsi se confirme-t-il que la théorie référentialiste de Marivaux doit se comprendre comme un pacte de véridiction dérivée, se justifiant par l’extrapolation inférentielle d’un homme d’expérience qui se sert de la fiction comme moyen d’accès détourné à l’ultime vérité psychologique (voir la fin de notre I/A/).
|11| Il s’agissait d’un compte-rendu critique, dans le Bulletin de la Société de linguistique de Paris, de l’ouvrage de Ferdinand Brunot : La Pensée et la langue. Bally devait reprendre et approfondir sa notion dans Linguistique générale et linguistique française (1932 - 2e éd. modifiée en 1944), et Guillaume développer sa représentation du même concept dans son cours à l’Ecole des Hautes Etudes. Bally n’en reste pas moins l’inventeur de la dénomination.
|12| Note de 1957 citée par A. Boone et A. Joly dans leur Dictionnaire terminologique de la Systématique du langage , article « Pensable, pensant, pensé », p. 310 (voir références en bibliographie).
|13| Au sens guillaumien du terme : intercepter dans son devenir, et fixer comme stase momentanée.
|14| Cité par D. Cohn, dans Le propre de la fiction, p. 43 (voir bibliographie).
|15| En dépit de l’audace du procédé fictionnel, nous ne considérons pas que la pratique marivaudienne du « pseudo-discours direct » correspond à la description grammaticale que J. Authier-Revuz a donné du « discours direct libre » en 1992 (voir bibliographie) sur une intuition déjà ancienne de C. Bally. En effet, l’un comme l’autre imposent comme critère définitoire du DDL l’absence de lexème (verbe ou autre) introducteur. Or nous démontrons dans la suite de notre analyse que le Spectateur-Marivaux ne cesse d’accompagner ses séquences en pseudo-discours rapporté de marqueurs compensatoires d’hétérogénéité énonciative. Quant à l’absence de ponctuation démarcative, qui serait un autre critère de reconnaissance de DDL dans un texte moderne, elle ne signifie pas grand chose, à une époque où, d’après notre enquête (mais le sujet est encore trop peu étudié. Voir cependant dans notre bibliographie un article suggestif de R. Laufer), la ponctuation ne constitue pas encore un système normé stable. Beaucoup plus tard dans ce XVIIIe siècle, l’article « Direct » de Marmontel, dans L’Encyclopédie, dénoncera ce manque, touchant notamment la délimitation du discours rapporté. Déplorant la seule « répétition fatigante » des incises, il en appellera à « un caractère qui marqueroit le changement d’interlocuteurs, et qui ne seroit jamais employé qu’ à cet usage. » (Cité par Laufer, p. 83).
|16| Dans une communication donnée à l’occasion du colloque « La Polysémie » organisé par le Pr. O. Soutet à Paris IV (novembre 2000), et dont la version écrite est à paraître aux Presses de la Sorbonne sous le titre : « Un corpus propice à la problématisation de la polysémie : les Maximes de La Rochefoucauld »
|17| On notera ici la démarcation du DD par les deux-points (ce qui n’est pas automatique chez Marivaux, mais est-ce vraiment son choix, ou celui des éditeurs ?), sans guillemets comme toujours, et sans italiques comme parfois (cf. l’exemple analysé en II/ A/ 1)a), avec la note afférante).
|18| Devant la complexité de tels jeux énonciatifs, où alternent non seulement discours cités/discours citants, mais hétérocitations/autocitations, complexifiés encore en « discours virtuels/discours assertés » (C. Détrie, op. cit., p. 153), on chercherait volontiers à affiner notre analyse guillaumienne cadrante au niveau de la théorie du sujet inscrit dans le discours. C. Détrie a ainsi proposé à la fin de son article (ibid. p.160-161) une hypothèse d’application au texte journalistique marivaudien des concepts praxématiques de J-M Barbéris (1998, op. cit. voir le tableau récapitulatif p. 218) : la hiérarchisation sur l’axe gradué guillaumien des énonciations en Idem de similitude (temps in posse) / Idem analogique (temps in fieri) / Ipse disjoint d’Aliud (temps in esse). L’entreprise vaut la peine qu’on y songe, par son aptitude opératoire à décrire un texte dont les enjeux sont la singularisation d’une écriture (Ipse ), la réflexion sur l’altérité (Aliud ), enfin la prétention à comprendre « l’autre », souvent plus inconscient que le moraliste (Idem pré-subjectif, encore soumis au regard de la doxa et malléable à la manipulation autoritaire de son observateur), par extrapolation inférentielle à partir de l’expérience de « soi » (Idem analogique). Notre hypothèse personnelle serait alors que la pensée prélinguistique poussée à l’explicitation par l’artifice marivaudien relèverait du stade in posse de l’Idem de similitude, ce que nous démontrons dans cette première partie ; mais qu’ensuite, l’instance narratoriale principale se partagerait entre une subjectivité achevée en Ipse, distinguée de l’Aliud, et une subjectivité en Idem analogique, grâce à laquelle les inférences se justifieraient entre le moraliste et ses « observés », et la connivence pourrait s’établir avec le lecteur.
L’écriture moralistique : lieu d’ inscription paradoxale d’une subjectivité médiane en Idem analogique, et non d’une subjectivité différenciée d’Aliud en Ipse ? Voilà une hypothèse subversive à laquelle C. Détrie aboutit pour ce qui concerne Marivaux (motifs avancés, ibid. p. 161 : le brouillage énonciatif, l’empathie fusionnelle du Spectateur), mais sans pousser comme nous jusqu’à la caractérisation de l’écriture des moralistes, en général, l’audace de cette conclusion (tel n’étant de toute façon pas son objectif).
|19| En réalité, l’individuation du personnage exemplaire de la séquence narrative se fait de manière progressive,
et sans passer par un article indéfini spécifique : les femmes sont désignées comme un ensemble caractéristique, puis le regard du peintre moral semble se concentrer sur un visage en particulier : « elles avaient peur… l’ âme souffrait… Je lisais tout l’embarras du visage insulté… Celle à qui appartenait ce visage… ». Ainsi, il y a bien progressive individuation exemplaire, puis passage à la généricité pour interroger l’expérience. Le mouvement induction/déduction est constaté.
|20| Ce qu’on pourrait appeler ici « la cruauté explicitante » de Marivaux correspond à la « violence » que J-P Sermain (2001) reconnaît dans le geste par lequel chacun des journalistes-moralistes mis en scène vole et viole l’intimité des personnages pseudo-cités : papiers retrouvés, lettres publiées, et pis encore : pensées secrètes exhibées, dépliées et dénoncées, soit contre leur propre silence, soit au-delà de leur intentionalité communicationnelle. Or ce trait /cruauté/ semblerait pouvoir être joint à la liste des stylèmes de l’écriture moralistique, puisque Barthes a parlé de « la méchanceté » des Maximes de La Rochefoucauld (Préface aux Maximes pour le Club français du livre, 1961), et que l’on pourrait évoquer aussi bien celle de La Bruyère.
Rappelons cependant que si cette agressivité paraît inhérente à ce type d’entreprise, c’est que le moraliste-satiriste estime devoir lutter contre une résistance que le christianisme tient pour peccamineuse : celle de l’amour-propre. Dans l’œuvre de Marivaux, chez qui figure parallèlement le témoignage de compassion, l’exhibition de l’intime a toutefois une autre mission : toucher le cœur de ceux dont le mensonge consiste à ignorer ou mépriser la souffrance d’autrui.