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III. Quand « la langue que parle l’amour-propre » entre dans « le Monde vrai » : de la transgression individuelle du code de la modestie à l’institutionnalisation sociale d’une sophistique dénominative

Dans les deux derniers exemples que nous examinerons, l’expression de l’amour-propre, habituellement freinée dans sa claire verbalisation par le respect des règles de bienséance, atteint un niveau d’explicitation telle qu’on pourrait déjà se croire, de l’univers social ordinaire du SF, transportés dans l’univers allégorique du « Monde vrai », décrit par Marivaux dans Le Cabinet du Philosophe (389-437). |29|

A. L’allégorie du « Monde vrai » : une théorie de l’homme, une théorie de la référence, une théorie du langage

L’allégorie du Monde vrai frappe par deux caractéristiques : d’une part, sa structure de « complexité simple », que nous allons décrire à l’aide des outils de la sémantique véri-conditionnelle ; d’autre part, la profonde cohérence des théories qu’elle expose avec le contenu des autres œuvres morales de Marivaux, notamment avec le SF dont beaucoup d’anecdotes, notamment celles que nous étudions ici, sont comme des illustrations anticipées.
Rien ne va en effet nous surprendre, dans l’examen textuel qui suit, qui n’ait été déjà intuité plus haut au fil de nos « analyses de cas ». L’allégorie du Monde vrai ne présente d’informations nouvelles et supérieures que la systématisation d’une collection d’inférences rassemblées jusque-là au gré du « hasard » des promenades du moraliste, ou de ses divers porte-paroles.
Nous y dégagerons en tout cas successivement la synthèse d’une théorie (moraliste-pessimiste) de l’homme ; d’une théorie (représentationnelle-classique) de la référence ; d’une théorie (confirmatrice de nos interprétations, y compris guillaumiennes) du langage de l’amour-propre.

1) Une théorie pessimiste de l’homme, dans la filiation des moralistes classiques de la deuxième moitié du XVIIe siècle

Un jeune homme, trahi par son meilleur ami avec la femme aimée, se voit proposer un voyage initiatique au pays des « hommes vrais ». Mais le but de son Mentor n’est pas de l’entraîner dans l’utopie sympathique d’un monde de réconfortante sincérité. Par-delà les descriptions neutres et ambiguës du départ : « des hommes qui disent la vérité, qui disent tout ce qu’ils pensent, et tout ce qu’ils sentent », qui « se montrent toujours leur âme à découvert, au lieu que la nôtre est toujours masquée » (389), l’initié devine (jusqu’à hésiter à tenter l’aventure) que le remède (la vérité) pourra se révéler pire que le mal (vivre dans le mensonge des hommes « faux »), et qu’en tout cas le gain à espérer n’est pas la consolation, mais l’apprentissage du discernement qui lui évitera dorénavant les souffrances de l’illusion.
Vérité et sincérité sont pourtant habituellement considérées comme des biens en soi. Or l’allégorie du CP les envisage comme de simples moyens de mettre au jour les égoïsmes humains, et ne reconnaît pour tout bénéfice à leur transparence que la perte, par lucidité, de nos dernières espérances d’humanité. Cela traduit pour le moins une conception de la nature, et même de la culture humaines, profondément pessimiste.
Car si c’est d’abord pour Marivaux l’occasion de confirmer, en la systématisant, la théorie de l’amour-propre comme prémisse de tout raisonnement et comme présupposé de toute action (avis que partageaient déjà les moralistes dits « augustiniens » dans la deuxième moitié du XVIIe siècle), c’est aussi pour lui le moment de pousser plus loin le négativisme : loin de corriger la méchanceté radicale de l’homme, la culture sociale, sous la forme des règles de bienséance, ne fait que l’aggraver, puisqu’elle devient l’instrument même de son déni, son masque habile. On ne sait donc, à sonder ce dernier texte journalistique, si le pessimisme de Marivaux pourrait permettre l’engendrement d’un projet de société comme celui de l’honnêteté, lieu d’inter-jugulation des amour-propres humains, auquel même La Rochefoucauld se rangeait pourtant à la fin des Maximes. |30|
La seule piètre consolation que son Mentor puisse offrir au Philosophe jeune homme, c’est donc le dépassement de la duperie par la lucidité, délivrance qui serait aux yeux de l’initiateur suffisamment positive et humanisante pour faire de l’initié « un philosophe », et non « un misanthrope » (391) ! Sur ce plan, d’ailleurs, Marivaux semble avoir évolué depuis le début du SF, où son porte-parole s’accuse lui-même de misanthropie.

2) Une théorie représentationnelle de la référence : l’allégorie comme « copie » du monde réel, ou plutôt comme « trope fictionnel » élucidant le monde tel qu’il est

Cette deuxième caractéristique définitoire de l’allégorie, plus technique, nous ramène au cœur des questions soulevées dans notre étude en matière de fonctionnement d’écriture fictionnelle et de philosophie du langage. Le verbe grec allêgorein signifie, on le sait, « parler autrement ». Le Dictionnaire de l’Académie de 1762 appelle « allégorie » un « discours par lequel, outre le sens qu’expriment les paroles, on veut faire entendre quelque autre chose qui y a du rapport » ou un de ces « tableaux dans lesquels ce qui est peint fait entendre autre chose que ce qui est représenté » |31|. L’idée de double message semble donc prévaloir, compliquant la théorie classique de la représentation puisque l’œuvre doit se lire à la fois littéralement et figuralement, signifier elle-même et autre chose, un deuxième message dont l’articulation sémantique/sémiotique au premier n’est pas ici clairement définie.
Or dans l’allégorie qui nous occupe, le narrateur rétrospectif sème régulièrement son récit de commentaires défictionnalisants, suggérant à l’avance les clefs de l’énigme : on apprend ainsi progressivement que le Mentor ne fait que mettre en scène un voyage pour faire croire à un déplacement, mais qu’en réalité, l’ailleurs où son disciple croit se trouver n’est autre que le monde ordinaire que les deux compagnons n’ont pas quitté. Seul, au final, un conditionnement mental de fiction - l’idée qu’on lui a suggérée d’un monde nouveau mais copie conforme au premier (397-398) - doit entraîner chez l’initié une façon différente de l’interpréter. Au bout du compte, le dépaysement se révèle donc borné à une déstabilisation des repères mentaux, non spatiaux ni personnels |32|. Le complexe se ramène ainsi presque au simple, et le double, à l’unité.
En effet, si le « Monde vrai » est à la fois le monde « réel » et un monde nouveau, dans la mesure où un changement de représentations mentales amène à en percevoir différemment les réalités (notamment le discours d’autrui), les réalités, elles, ne changent pas : sinon, la démonstration du « magicien » ne vaudrait rien |33|. Et c’est par manière de dire que le Mentor utilise sans cesse la préposition-conjonction « comme », qui cache la co-référentialité de termes artificiellement dis-tingués pour produire l’effet d’étrangeté qui, en déstabilisant les habitudes interprétatives du Philosophe jeune, lui permettra d’adhérer à de nouvelles façons d’entendre (syllepse sur le sens du verbe). En utilisant la théorie des « univers de croyance » de R. Martin (1987), on reformulera les choses ainsi : le « Monde vrai » est un de ces mondes contrefactuels qui, par définition, diffèrent du monde « de ce qui est » par au moins une proposition en contradiction avec ce dernier (Martin, p. 16). Or, à quel détail tient la distinction entre « Monde vrai » et « monde ordinaire » dans la théorie marivaudienne ?
Dans le monde de tous les jours, ce sont les règles de la bienséance qui empêchent les hommes d’exprimer librement leur vanité profonde. Or ce détail de civilisation, s’il paraît présenter de multiples avantages, a l’inconvénient de ne faire que refouler l’instinct profond de l’homme, entraînant le chiffrage du langage explicite et la régression dans la sphère mentale, au niveau des prémisses non-dites de tout raisonnement, et au niveau linguistique des présupposés, le contenu le plus authentique de tout message humain : « je n’aime que moi ». De plus, l’usage d’une telle dissimulation n’éduque guère chez les interlocuteurs encore naïfs le réflexe de soupçonner sous les termes de modestie l’orgueil qui s’y cache.
Dans le monde contrefactuel appelé « vrai » par le Mentor marivaudien, c’est donc la proposition p = « la politesse veut qu’on ne se vante jamais au détriment d’autrui » qui voit sa valeur de vérité suspendue. Les règles de politesse ne jugulant plus rien, les gens ne peuvent s’empêcher naïvement de trahir leur amour-propre, et leur interlocuteur, ébaubi, entend des « vanités » dont, dans le conditionnement mental qui est le sien dans le monde réel , il n’oserait même imaginer l’existence dans la pensée d’autrui.
Du moins est-ce le premier mouvement de l’homme réel inexpérimenté. Car le Mentor prend bien soin d’ajouter : « tout homme qui nous connaît bien n’a que faire de voyager pour chercher cet autre monde dont je vous parle : il sait à n’en pouvoir douter qu’il existe ; il croit y être ; il le voit » . Le pronom adverbial « y » fonctionne ici à la fois comme un anaphorique et un déictique. Le monde « tel qu’il est » peut être « le Monde vrai » (co-référence des deux termes de l’allégorie) pour qui sait en décrypter les signes.
A ce portrait du « connaisseur d’hommes », on reconnaît la figure du Philosophe-Moraliste et tous ses avatars dans les Journaux : Marivaux lui-même, quand il se laisse entrevoir sous le masque de ses personnages ; le Spectateur, énonciateur dominant du SP ; mais aussi, comme dans les deux textes qu’il nous reste à étudier : l’Espagnol qui sait entendre la vanité mal dissimulée du jeune « de mérite » ; et le père de l’Inconnu qui initie ce dernier au code cynique érigeant à la Cour la langue « vraie » de l’amour-propre (lisez : l’amour-propre parlant sa langue sans vergogne) en sophistique institutionnalisée.
Mais auparavant, achevons d’observer comment le Philosophe systématise cette théorie de « la langue que parle l’amour-propre » au sein de l’espace pragmatique particulier que construit l’allégorie du « Monde vrai ».

3) Que devient « la langue que parle l’amour-propre » dans « le Monde vrai » ?

Curieusement, la théorie du langage de l’amour-propre évolue peu au sein de l’allégorie, alors même que la suspension de la valeur de vérité des principes de politesse crée dans « le Monde vrai » un espace pragmatique privilégié pour l’expression libre de la vanité.
Ce qui change, c’est donc la capacité d’entendre cette vanité chez l’interlocuteur (ici, le personnage focal du Philosophe en initiation), et par remontée de la conséquence à la cause, la possibilité, pour le moraliste, de rapporter plus librement (DR) et d’actualiser plus plénièrement les « péchés en pensée », habituellement cryptés, en « péchés de bouche » explicites. C’est d’ailleurs, de manière tout à fait symptomatique, le DD (discours direct) qui domine dans les citations de paroles de la séquence allégorique : celui qui se vante librement inspire à son rapporteur l’expression la plus autonome, la plus authentiquement citationnelle -et, dans le cas précis, la plus risiblement caricaturale - des formes de DR.
Mais la théorie, elle, ne change pas : elle se confirme. Elle réduplique même - ce qui est plus étonnant - l’idée que céder à l’impulsion de son amour-propre reste un acte honteux, auquel les locuteurs répugnent, et auquel ils ne cèdent « que par force » (396), y compris dans « le Monde vrai », ce qui laisserait soupçonner chez le Mentor quelque vertu magique (voir ce soupçon s’insinuer aussi chez son compagnon, 397) et l’introduction d’on ne sait quel « sérum de vérité ». Ceci est peut-être de nature à rassurer sur l’existence d’un vestige de morale en chacun, mais du point de vue du statut de la vraisemblance dans la séquence, cela tend surtout à rapprocher la fiction du réel, à gommer les effets du « trope allégorique », et à préparer la compréhension finale de la co-référence effective entre le Monde vrai et le monde réel.

Ce qui reste essentiel dans cette allégorie, c’est donc sa fonction de synthèse et de systématisation de la doctrine à la fois morale et linguistique de Marivaux. Car lorsqu’il fait écrire à son Philosophe, à propos de l’étonnante « grossièreté » des vanités exprimées : « Il est vrai que ce ne sont pas là positivement les expressions dont il se servit ; mais je rapporte sa pensée, et voilà pour le moins ce qu’il dit, ou ce qu’il voulait dire », on lit, sous l’apparence ironique d’une fausse négligence, la confirmation de notre interprétation guillaumienne du procédé. Marivaux fait comme si « vouloir-dire » équivalait à « dire », parce que pour l’analyste de l’âme humaine, les deux niveaux de réalisation linguistique s’équivalent, tant sont prédictibles les présupposés vaniteux de chaque parole humaine. Toute la politesse du monde pourra empêcher la verbalisation complète de l’amour-propre, elle ne pourra pas en supprimer les prémisses mentales, et leur trahison partielle par des marqueurs linguistiques plus ou moins subtils selon les contextes. Et en ce sens, l’allégorie du « Monde vrai » n’est jamais que le co-texte où l’artifice du forçage de la pensée latente, ainsi que son marquage grammatical, sont les plus appuyés.
Mais cette longue séquence du CP est précédée de signes avant-coureurs de dé-claration dans le SF : un jeune homme chez qui la politesse ne parvient pas à faire taire l’éloge de soi ; un code social et un espace pragmatique (= la Cour) où l’on s’autorise à appeler « habile homme  » un « fourbe » ne sont-ils pas des personnage ou lieu attestant la co-référence effective du « Monde vrai » avec le monde réel ? Ces deux dernières anecdotes, en tout cas, correspondront pour nous, sur l’axe ordonnateur de notre analyse, à des saisies toujours plus « tardives » dans l’actualisation progressive de la pensée autophile.

B. Le jeune homme « de mérite » ou le « mentir-vrai » marivaudien

Nous voudrions montrer comment ce texte de la Quinzième feuille du SF est une parfaite illustration de la mise en garde du Mentor dans la Septième feuille du CP :

Mais tout vrais que sont ces hommes, observez-les avec autant d’attention que s’ils ne l’étaient pas ; méfiez-vous d’eux comme s’ils étaient faux ; servez-vous avec eux des lumières que vous avez acquises : car quoiqu’ils soient vrais, ils voudraient souvent ne l’être pas (…) et vous vous apercevrez bien un peu des efforts inutiles qu’ils font d’abord pour se déguiser. (p. 398)

1) Le « mentir-vrai » marivaudien et ses marqueurs, décodés par le « moraliste » espagnol

Le premier trait constitutif du portrait dressé ici par un « moraliste » de troisième niveau énonciatif (Marivaux cédant la parole au Spectateur, qui cède à son tour la parole à un narrateur-observateur d’origine espagnole dont il traduit le « Journal » retrouvé par hasard, (p. 193) est introduit au moyen d’une relative adjectivale caractérisante régissant elle-même une subordonnée corrélative de conséquence : « un jeune homme (…) qui s’estime tant qu’il ne peut s’en taire ». L’emploi proprement réflexif du verbe pronominal « s’estimer » mime le mouvement centripète de l’amour-propre, tandis que l’adverbe intensif-corrélatif souligne son caractère excessif et passionnel, et que la négation à discordantiel simple, portant sur l’auxiliaire de modalité « pouvoir », traduit l’absence de liberté morale du jeune homme à l’égard de son propre vice. Tout ceci fait de lui un personnage digne du « Monde vrai », où l’on a vu que les locuteurs trahissent leur autophilie sans retenue apparente, mais cependant non sans honte d’eux-mêmes ni intervention artificielle du moraliste, qui reconnaît forcer le trait pour le faire mieux apparaître. Or qu’amour excessif de soi et honte puissent coexister est le signe d’une psychologie conflictuelle, que le rôle du moraliste est de « démêler » aussi bien dans sa nocivité que dans sa complexité contradictoire.

a) Un portrait « vrai » sous double emprise

Les paroles du jeune homme sur lui-même ne sont ici rapportées que de façon indirecte, à l’aide du discours narrativisé-interprétant |34| (ex. : « il veut faire son éloge ») et du DI (ex. : « c’est de lui que je sais qu’il est bien fait… »). Le discours du « fat » est donc toujours sous contrôle commentatif, bien que les claires délimitations du DI, quand il est employé, garantissent aussi en retour une semi-autonomie de sa parole : ainsi, le portrait se trouve décodé en même temps que, sous un certain angle - sa positivité louangeuse - il apparaît concurremment dicté au moraliste par le jeune vaniteux. L’emprise discursive est donc bilatérale, mais avec un décalage psychologique et chronologique : l’observateur moral subit in vivo, quoique sans en être dupe, l’étalage d’ethos de son interlocuteur, tandis qu’il sera épargné à ce dernier de connaître le renversement de domination énonciative que ses propos, rapportés dans le « Journal », subiront après son passage : « si je lui montrais son portrait tel qu’il me l’a fait… » (c’est-à-dire : tel qu’il ignore que j’ai su le comprendre) « … il s’évanouirait ».
Ainsi, c’est une fois de plus la polyphonie narrative (discours narrativisé) ou l’emboîtement énonciatif du DI, qui permettent à l’observateur moral de mettre au jour la tension interne, la contradiction perceptible - et au final, le ridicule - d’un personnage aveugle sur lui-même.

b) co-présence dans l’amour-propre humain d’intentionnalités antagonistes

Cette contradiction inconsciente d’elle-même, le moraliste la dévoile à l’aide de marqueurs contrastifs : les oppositions grammaticales, rhétoriques ou structurales entre syntaxe complexe/syntaxe simple, mode subjonctif/mode indicatif, protase/apodose, sophisme/rétorsion, idée regardante/idée regardée, hypo-thesis/thesis, virtualité/actualité, permettent en effet de dégager sous différents points de vue le cadre sous-jacent de sa critique du personnage observé. Ces systèmes oppositifs sont d’ailleurs de nature à se recouper, le subjonctif étant propre par exemple, dans l’optique guillaumienne, à se situer sous rection subordinative et idée regardante virtualisante (= non-thétique ), ce qui donne à l’exposé qui suit une organisation à la fois linéaire et tabulaire.

- Le contraste entre syntaxe complexe/syntaxe simple permet au moraliste d’opposer à la complication sophistique des intentions du jeune homme l’épure de sa version clarifiante des faits. C’est notamment là qu’il dénonce chez le vaniteux sa contradiction entre se mentir et être vrai, comme l’illustre la rupture concessive parataxique (« et pourtant ») qui distingue deux environnements différents (vocabulaire distributionnaliste) du verbe modal « vouloir » portant sur l’acte de discours « se louer » (variante : « faire son éloge »). Dans la deuxième phrase du portrait, à rythme quaternaire, la première « sous-protase » : « Il serait bien mortifié qu’on le soupçonnât de vouloir se louer », se caractérise en effet par une véritable concaténation d’éléments syntaxiquement hiérarchisés, emboîtant dans une proposition rectrice hypothétique (potentiel ou irréel du présent ? il y a hésitation possible) une complétive dont le verbe-noyau, qui subit une idée regardante virtualisante (« mortifié »), subordonne à son tour, sous la portée modalisatrice du lexème verbal « soupçonner », le verbe modal « vouloir » régissant lui-même le verbe plénier « se louer » ! Cette concaténation, mimétique de la technique de dilution-dissimulation du jeune sophiste, s’oppose, en apodose, à la tranquillité du diagnostic moralistique : « et pourtant il veut faire son éloge ». Or cette simplicité, qui se donne pour l’indice même de la vérité objective, consiste pour beaucoup dans l’emploi en noyau propositionnel, cette fois, du verbe « vouloir ». Trafiqué plus haut comme une « idée regardée » passant par le prisme de « visées » (au sens guillaumien du terme) trop complexes pour être pures, il fonctionne ici comme une « idée regardante » trafiquant à son tour (c’est le propre de la modalité) la « vision » du verbe-support qui en dépend : « faire son éloge ».

On retrouve ensuite un procédé similaire dans le deuxième mouvement de cette phrase quaternaire dont la deuxième section, elle aussi, comprend une (sous-)protase et une (sous-) apodose. Comme plus haut, cette répartition binaire correspond à une forme de structure question/réponse, ou, en termes rhétoriques, argumentation sophistique/rétorsion. En effet l’emboîtement syntaxique de la deuxième sous-protase est un nouveau signe de dilution sophistique : « de sorte que tout son embarras est de l’agencer dans ce qu’il dit, de façon qu’il s’y trouve sans qu’il paraisse qu’il y ait de sa faute », tandis que la « réponse » du moraliste, rétorquée en différé, frappe par sa limpidité syntaxique et sa théticité modale : « mais il manque toujours son coup, toujours il y a de sa faute ».

- Or, dans ce dernier cas, s’ajoute à l’opposition syntaxique complexe/simple, le contraste entre l’usage non contraint du subjonctif dans la dernière subordonnée (variante stylistique signifiante), et l’énallage modale à l’indicatif de la rétorsion moralistique dans l’apodose du second mouvement : « qu’il y ait de sa faute » / « il y a de sa faute ».
En effet, malgré la série imbriquée des subordonnées virtualisées qui le précèdent (une consécutive finale introduite par « de façon que », une concessive ou causale niée introduite par « sans que »), le dernier subjonctif ne s’impose pas, après le « que thétique » qui introduit cette complétive finie |35| : l’indicatif eût été possible, mais aurait trahi l’intervention objectivante du moraliste (polyphonie), rompant la chaîne des idées regardantes virtualisantes qui miment au contraire le cumul des prétextes derrière lesquels le vaniteux s’arrange pour dissimuler son intention véritable : se louer. La rectification du moraliste n’intervient donc que dans l’apodose coordonnée, où, en rétablissant l’indicatif, mode thétique, l’observateur dément le mensonge sophistique à l’aide d’un décalage juxtapositif de « voix », alors que l’apparition de l’indicatif en subordonnée aurait superposé les voix, mais aussi cassé trop vite l’effet. Un tel procédé, analytique et non synthétique, perd en finesse, mais gagne en clarté et en humour. On est ici proche des ficelles un peu grossières du comique théâtral, reposant notamment sur la répétition-variation de réplique à réplique.

c) le problème de la « vérité »

Le jeune homme, on l’a compris, à la fois dit « vrai » et ment, mais cela, à plusieurs niveaux. Nous savons que dans « le Monde vrai », le prédicat de vérité ne désigne ni la vérité objective (selon l’ordre référentiel), ni la vérité avouable (selon la norme sociale), ni enfin la vérité idéale (d’après la hiérarchie ontologique des essences). Peu de gens peuvent se dire objectivement supérieurs à autrui, il n’est jamais perçu comme poli de le dire ouvertement, et le principe même du péché d’amour-propre consiste - Pascal n’a cessé de le rappeler - à se prendre pour Dieu et à s’aimer comme un Dieu quand on est, par essence, certes mieux qu’une bête, mais un simple être humain. La dignité humaine diffère de l’orgueil en ce qu’elle assume cette médiocrité hiérarchique entre l’animal et la divinité, et intériorise ce paradoxe chrétien qui consiste à se connaître à la fois comme grand (dans la logique de la Création et de la Rédemption) et misérable (dans la logique de la Chute).
Marivaux, qui sait appeler à la compassion des hommes dont il mesure par ailleurs le potentiel de nocivité, convoque ainsi des pré-requis axiologiques proches de ceux des moralistes chrétiens, pour qui l’humain est capable du pire comme du meilleur. Son appel à la conscience humaine est cependant plus satirique que tragique, et dans ses Journaux, la dérision est souvent son mode de réveil moral : on n’a cessé de le vérifier au long de nos analyses, et l’extrait que nous travaillons en est encore une preuve.

Si le jeune vaniteux dit « vrai », c’est donc sous deux autres aspects que ceux que nous venons de rappeler.

- Dans la logique de l’allégorie du CP, il est « vrai » en ce qu’il ne parvient pas à maquiller la cuidance de sa perfection essentielle. En ce sens, paradoxalement, plus de politesse chez lui serait un mensonge, et c’est comme mensonge que l’Espagnol détecte ici ses « efforts » pour cacher sa conviction profonde. D’où l’adéquation à ce passage du SF de la citation du CP (398) :

quoiqu’ils soient vrais, ils voudraient souvent ne l’être pas ; et vous vous apercevrez (…) des efforts inutiles qu’ils font (..) pour se déguiser.

Autrement dit, tiraillé entre son « vouloir-dire » et son « vouloir-ne-pas-paraître-vouloir-dire », le vaniteux se trahit en se cachant, forme marivaudienne du mentir-vrai, ou plutôt d’un « dire-vrai-qui-ment ». Car comme tout homme, le vaniteux ment à lui-même quand il feint d’être poli, et il se ment aussi ontologiquement quand il adhère à sa propre cuidance, la vérité selon l’orgueil étant un mensonge selon la hiérarchie des essences. La « vérité » des moralistes est donc polyaspectuelle , et révèle le paradoxe de la condition humaine : l’homme qui se vante est un homme vrai selon la logique humaine de la Chute, un homme ontologiquement faux selon la logique divine de la Conception des créatures, un homme faux aussi, socialement, lorsqu’il essaie de concilier ses tendances contradictoires pour ne pas choquer autrui. Car pour un moraliste classique, marqué par le christianisme, il n’y a de vérité que dans la conversion radicale, non dans les ruses de la dissimulation sociale. Dans ses apostrophes aux « hommes riches », Marivaux plaide d’ailleurs pour cette forme de retour à la vérité, il la croit encore possible : mais le ton dramatique qu’il adopte alors se juxtapose (sans s’opposer) au réalisme moqueur qui apparaît lorsque son but n’est pas de convertir (comme Pascal), mais de faire voir à l’homme ses propres ridicules, comme le fait La Rochefoucauld dans ses Maximes.
Ceci explique, pour terminer, le mobile de honte que Marivaux sait détecter dans les replis de l’orgueil. Honte morale ou sociale ? Dans le contexte pascalien, et dans les passages « sérieux » de Marivaux, on peut imaginer un cumul des deux mobiles, celui de la conscience en réminiscence du bien, et celui de « l’urbanité » (emprunt au latin acclimaté au vocabulaire français de la politesse par Guez de Balzac) en quête d’harmonie collective.
Mais, dans ce texte comique, c’est la peur du ridicule - revers de la reconnaissance de l’ego par la galerie mondaine - qui est le vrai mobile de la honte subodorée. L’orgueilleux prolixe a suffisamment intériorisé, non la loi divine, mais la loi sociale, pour savoir que « vaniteux » et « fat » désignent des manquements à la « bienséance » passibles de « raillerie ». Charitablement, l’Espagnol épargne le dévoilement in praesentia du syllogisme : Majeure) vous vous vantez ; mineure) « vanité » veut dire « vacuité morale » ; conclusion) donc vous êtes ridicule. Car si les moralistes de Marivaux poursuivent de leur vindicte verbale la conscience des « méchants », ils méprisent les « fats » par leur silence : gens trop peu sérieux pour faire vraiment du mal, gens risibles.

- Cependant, le jeune homme ment encore vrai sous un dernier angle : la vérité est aussi une question de point de vue. Ridicule aux yeux des « gens de bien » comme l’Espagnol, le bel esprit est désirable aux yeux de certaines femmes : « c’est de lui que je sais (...) qu’il est couru des femmes, et peut-être dit-il vrai dans ce dernier article. »
Comme à d’autres moments dans le SF, Marivaux met donc en scène un observateur-décodeur qui feint ironiquement de se rallier à la rhétorique sophistique de l’amour-propre |36|, quitte à étendre ici la satire aux femmes, et à dénoncer une fois de plus la sophistication des signifiés dans le langage de la vanité.

2) Les mots « mérite » et « réputation » : anaphore lexicale, polysémie discursive, phrase « à escaliers »

… il ment joliment à son honneur et gloire. Oh ! parbleu, voilà de grands avantages avec les femmes du pays ! Vous m’avouerez que c’est là du mérite, non pas du mérite effectif et vrai, il ne vaudrait rien celui-là, mais de ce mérite badin, comment vous dirai-je, de ce ridicule galant , enfin de ce mérite impertinent qui agace une femme qui veut plaire, non qu’on ne critique un pareil homme, et qu’on ne doute quelquefois qu’il soit aussi aimable qu’il croit l’être ; mais qu’il le soit ou non, il a toujours cela d’heureux qu’il y gagne une réputation à la vérité équivoque, mais c’est toujours une réputation, on parle de lui.

Nous voudrions montrer ici comment le retravail dans l’espace textuel des lexèmes « mérite » et « réputation », devenus vocables par actualisation, est une façon typiquement marivaudienne d’illustrer un stylème du genre moralistique : la polémique lexicale, qui consiste à jeter le soupçon sur le rapport mot/chose manipulé par l’amour-propre, et sur la conséquence de cette sophistique en Discours, voire en Langue : la multiplication des signifiés de connotation.
F. Deloffre a bien montré que la « phrase d’analyse » chez Marivaux (op. cit., chap. II), procédait par « retouches correctives » (p. 447) et prenait souvent la forme de ce qu’il appelle, en reprenant à M. Cressot la métaphore de « phrase à escaliers » forgée pour décrire, au XIXe siècle, la syntaxe « artiste » des frères Goncourt et de Huysmans : « Chez Marivaux, la trame en est constituée par un ou plusieurs substantifs, qui reçoivent successivement des déterminations d’ordre divers » (p. 450). Le critique ajoute que ce type phrastique « n’apparaît jamais dans le style dramatique » chez Marivaux, mais qu’il permet de lier « le commentaire au récit des faits, de tirer de ceux-ci le maximum de résonnance et de signification ». Dans les exemples qu’il analyse, enfin, F. Deloffre montre qu’il rassemble sous la catégorie « déterminations diverses » aussi bien des actualisateurs nominaux que toutes les formes d’expansion nominale : adjectifs, participes, relatives, compléments de détermination ou de caractérisation.
La phrase qui va de « Vous m’avouerez… » à « … on parle de lui » est donc une phrase à escaliers, et le terme le plus retravaillé dans l’espace textuel à l’aide de déterminations diverses est « mérite ». Deloffre n’utilise cependant pas un mot qui s’impose : celui d’anaphore lexicale, phénomène qui a en commun avec l’anaphore rhétorique le procédé de répétition , et qui diffère de l’anaphore grammaticale en ce qu’il touche des lexèmes et non des grammèmes. Mais les spécialistes de la question (Kleiber, Corblin) ont travaillé ces dernières années toutes les formes de reprise d’un syntagme par un autre syntagme, abordant surtout le procédé sous l’angle de ses conséquences référentielles. Pour l’étude de ce texte, on se contentera cependant de la synthèse qu’A. Pierrot-Herschberg donne du problème dans Stylistique de la prose (chap. 11-I-2, p. 236 à 244, surtout 239-242) où elle introduit les concepts fondamentaux d’anaphore fidèle/infidèle, présuppositionnelle, associative, etc.

a) Une anaphore infidèle isolée et ses motivations co-textuelles

Dans le texte, « mérite » fait majoritairement l’objet d’anaphores « fidèles » (4 occurrences sur 5), c’est-à-dire de duplications exactes du vocable moyennant des changements de détermination (actualisateurs, expansions adjectivales). Cependant, une fois, à un certain stade de sa « métamorphose sémique » en Discours (« mérite badin » donné pour la négation-dissociation de « mérite effectif et vrai »), il se voit substituer un autre vocable expansé : « ridicule galant ». Or l’anaphore infidèle (ou oblique) repose habituellement sur un procédé de substitution lexicale que justifie selon les cas un lien de contiguïté (métonymie), d’analogie (métaphore), d’hyperonymie, de présupposition, de connivence extradiscursive avec le destinataire, enfin d’associations diverses avec l’anaphorisé (l’antécédent) ou avec le référent. |37|
Or ici, la reprise de « mérite » par « ridicule » a besoin d’être motivée par le co-texte pour être acceptée, même par un lecteur non impliqué dans la satire : si l’on s’en tient en effet au dénoté des deux lexèmes en Langue, ceux-ci paraissent peu aptes à la parasynonymie : « mérite » vient du verbe latin merere = gagner, recevoir pour salaire (récompense ou punition), mais ne s’est spécialisé substantivalement que dans les acceptions positives : mérite = la qualité de ce qui rend digne de récompense. Le « ridicule » ne saurait donc être un mérite selon une lecture linguistique littérale : c’est un exemple de l’écart que peut faire accepter, entre la Langue et le Discours, une re-interprétation co-textuelle ou pragmatique.
Fruit de ce grave écart, qui transforme une quasi-antonymie en paraphrase acceptable, la reprise est ici de nature interprétative-axiologique et constituerait un « face-threatening act » |38| si elle était allocutée au lieu d’être délocutée. Le dévoilement du jeu satirique, jusque-là assez gazé quoique perceptible, est d’autant plus violent que, sur cinq occurrences, cette unique anaphore infidèle introduit une rupture dans la mécanique du procédé, le sur-tissage assuré par l’anaphore duplicative se reconstituant immédiatement après cette brèche : « ce mérite impertinent ». Comment alors justifier cotextuellement ce que même un lecteur non impliqué peut appeler une « pointe » malveillante ?
« Galant », qui modifie « ridicule », a été antérieurement appelé par « badin », qui en est une forme d’antécédent parasynonymique. Cet écho contribue déjà à adoucir l’écart, tandis que l’incidence de « galant » à « ridicule » poursuit le travail de correction vraisemblabilisante : « galant » fait ainsi partie de ces épithètes de compensation fréquemment employées dans le stylème moralistique de la polémique sur les mots, comme chez La Rochefoucauld où les adjectifs/adverbes servent souvent à atténuer l’équation audacieuse, en Discours, entre des lexèmes qui, en Langue, seraient donnés pour antonymes ou incompatibles. Ex. dans la maxime (M) 144 : « (…) La louange est une flatterie habile, cachée, et délicate… », dans M 285 : « La magnanimité est (…) la voie la plus noble pour recevoir des louanges », ou dans M 289 : « La simplicité affectée est une imposture délicate ».
Notons cependant que « badin » et « galant » sont avant tout des adjectifs relationnels qu’une personnification graduelle du mot « mérite », sur l’axe syntagmatique, hybride progressivement de fonction caractérisante : le « mérite badin », c’est le mérite que donne le badinage ; le « ridicule galant », c’est le ridicule que donne la galanterie, cette lecture n’étant déjà plus possible pour « mérite impertinent ». C’est donc le paradigme onomasiologique de la galanterie qui constitue la matrice sémantique du passage, au sein de laquelle le glissement de « mérite » à « ridicule » doit pouvoir s’expliquer.
Or s’il s’y explique, c’est plutôt par l’intrusion d’une voix polémique externe à l’unité de point de vue créée par le tissage co-textuel de cette matrice. Cette voix, qui est celle du « moraliste » espagnol, s’est d’ailleurs elle-même rendue extérieure en convoquant au sein de son propre univers de croyance cette image d’un autre univers dont elle s’est distanciée d’emblée avec une ironie méprisante : « Oh ! parbleu, voilà de grands avantages avec les femmes du pays ! ». C’est le mot « avantage », ainsi relativisé, qui a dès lors entraîné l’apparition de « mérite » - récompense dont on comprend maintenant par qui elle est distribuée, et dont on apprend bientôt contre le jugement ironique de qui : « non pas du mérite effectif et vrai, il ne vaudrait rien, celui-là ». Dès lors qu’on mesure que se juxtaposent ici, dialogiquement, deux points de vue dont l’un, convoqué par un sorte de citation lexicale, explique le mot « mérite », et l’autre, brusquement substitué, lui oppose le mot « ridicule », on comprend à la fois l’impression de rupture - d’origine polémique - et l’impression de motivation : « mérite » ayant toujours été modalisé par des adjectifs se rapportant à l’univers de la galanterie, on admet progressivement le principe de la relativité des dénominations lexicales : « badin » annonce « ridicule » pour l’esprit d’un observateur sérieux et pondéré ; « galant » garde l’idée de « mérite » dans la vision d’une femme coquette.
Le double effet de rupture et d’unité résulte donc de la co-présence de voix contrastives au sein d’un espace textuel citant polyphonique : un espace inter - textuel, en réalité. On en trouvera le point d’orgue dans la syllepse (figure où deux acceptions d’un mot en Langue se trouvent superposées en Discours) sur l’adjectif « impertinent » et sur le verbe « agacer » : l’audace verbale et sociale qui « agace » (= excite) tant les femmes chez le vaniteux à bonnes fortunes, est une non-pertinence qui « agace » (= exaspère) en retour l’homme de bien.

b) Le jeu des déterminants dans l’anaphore fidèle : « mérite » et « réputation »

Ce ne sont pas seulement les expansions adjectivales, mais aussi les actualisateurs qui colorent les reprises anaphoriques, et ces marqueurs prennent d’autant plus d’importance que le vocable, lui, est fidèlement dupliqué.

- La chaîne anaphorique de « mérite » est sur ce plan caractérisée par le passage de l’article partitif-générique « du », d’abord employé comme seul déterminant, puis sous-catégorisé par les expansions à droite « effectif et vrai », - au déterminant démonstratif à fonction recatégorisante et à effet sémantique d’exophore de notoriété : « ce ». |39|
Reconstitution de la chaîne des reprises : « c’est là du mérite » : « non pas du mérite effectif et vrai… mais de ce mérite badin (… de ce ridicule galant) … enfin de ce mérite impertinent qui agace une femme qui veut plaire… »
L’article partitif « présuppose l’existence d’une classe d’objet massif (concret ou abstrait) sur lequel peut s’opérer le prélèvement d’une partie » (R. Martin, 1992, p. 186). Le nom de sens abstrait désigne en effet une forme de référent non comptable ou continu, dont la partie prélevée, comme pour ses homologues concrets massifs, n’est pas « de nature différente de la nature du tout » (ibid. ) : « En disant Je bois de l’eau, je présuppose sans plus l’existence de l’objet massif eau, masse fictive, auquel mon énoncé réfère pour y opérer la partition que le discours requiert. Je ne bois pas toute l’eau qui sur la terre existe, mais de l’eau. De même pour les objets abstraits. Il y faut du courage : non pas tout ce qui, dans l’univers, peut se dénommer « courage », mais une partie, un fragment de cet objet amorphe auquel l’article défini réfère comme à un tout. » (ibid., p.188)
Nous ajouterons pour notre part que dans le premier exemple du texte « c’est là du mérite », tour présentatif correspondant à un mouvement d’extraction quantitative du référent actualisé sur l’ensemble générique de départ, l’actualisation par le partitif insiste sur la similitude en nature (autrement dit, en compréhension ou intension ) de la partie ponctionnée sur le tout. Par conséquent, « le mérite » désigné en premier lieu renvoie à la définition prototypique du « mérite » en Langue, c’est-à-dire à l’ensemble des sèmes définitoires communs à toutes les acceptions, avant leurs dérivations spécialisées au gré des différents co-textes discursifs. Ce que reconnaît donc d’abord l’Espagnol, c’est que le jeune homme a « du mérite », sans avoir encore discriminé de quel mérite il s’agit exactement. Cette concession à l’auto-flatterie du jeune homme, dont elle se joue comme attestant la partielle réussite perlocutoire, est cependant légèrement modalisée par la convocation fictive d’une médiatisation lectoriale : « vous m’avouerez que c’est là (là = anaphore notionnelle résomptive de toutes les vantardises qui précèdent) du mérite ». Mais c’est surtout l’intervention des expansions adjectivales, dans les reprises lexicales subséquentes de « mérite », qui va permettre de cerner (= déterminer, au sens grammatical) le référent précis dont on parle : serrage progressif et de plus en plus satirique du x visé, opérant par corrections successives, au sein d’une « phrase d’analyse  » à « retouches », comme en relevait déjà F. Deloffre.
L’article partitif à gauche + l’expansion adjectivale à droite : une sous-catégorisation déniée « non pas du mérite effectif et vrai, il ne vaudrait rien celui-là ». Les adjectifs coordonnées, en relation avec un actualisateur de sens indéfini, ne sont pas des caractérisants, mais des déterminatifs qui, en position post-nominale, assurent un ciblage plus précis (identification-détermination) du référent. Mais ces adjectifs sont en même temps des évaluatifs-axiologiques qui, en corrélation avec la négation, dénient en réalité au x visé les propriétés en question : ce sont donc les adjectifs à venir « badin, galant, impertinent » qui situeront, on l’a dit, la matrice sémantique à laquelle appartient le mérite en question, taxé même de « ridicule » au passage. Du côté de l’anaphore grammaticale, cette fois, on notera dans l’incidente méta-énoncive et modalisatrice qui suit cette dénégation « il ne vaudrait rien celui-là » : la reprise thématique de l’ensemble hors négation « mérite effectif et vrai » par le pronom personnel « il », puis sa reprise renforcée (semi-prédicative) par le pronom démonstratif en dislocation à droite « celui-là ». Or ce démonstratif complexe, dont la particule adverbiale de rappel s’oppose implicitement à la cataphore du référent réellement visé (le mérite badin), souligne bien la dis-référentialité qu’instaure le locuteur entre le mérite qu’il considère comme authentique, et celui, artificiellement mondain, qui caractérise le jeune homme.
Mais ce mérite-ci (décrit subséquemment), l’observateur-censeur choisit de le désigner, outre par ses identifiants adjectivaux, à l’aide d’une actualisation démonstrative dite « de notoriété » : « de ce mérite badin, comment vous dirai-je, de ce ridicule galant, enfin de ce mérite impertinent qui agace une femme… » Dans une phrase où s’inscrivent de nets marqueurs de dialogisme, ce type de démonstratif, à la fois ouvert en cataphore sur l’expansion adjectivale ou relative qui se charge d’achever l’identification du fait porté à la notoriété, et ouvert en exophore à l’expérience commune du narrateur et du lecteur, se donne pour un indice supplémentaire de connivence. D’un point de vue rhétorique, cette connivence se retourne d’ailleurs contre le malheureux jeune homme, puisque le démonstratif exophorique non-déictique se charge également de ramener le spécimen individuel à un type générique présenté comme bien connu du narrataire potentiel, tiré ici dans le camp polémique du narrateur. Et c’est en définitive cette mise en scène de la notoriété et de la connivence qui achève de vraisemblabiliser l’emploi disphorique du substantif « ridicule » pour anaphoriser « mérite » : si le narrataire a bien repéré de quel type d’homme on lui fait le portrait, alors il peut comprendre en effet pourquoi on peut oser traiter d’homme ridicule ce genre de prétentieux…

- La chaîne anaphorique de « réputation », réduite à deux occurrences, est enfin intéressante parce qu’elle coopère à la construction de la satire au moyen d’un glissement perfide entre un article indéfini appuyé sur une sous-catégorisation adjectivale, et un article indéfini employé absolument. Cette anaphore fidèle, qu’on pourrait qualifier de syntaxiquement régressive au regard des anaphores à expansions variables étudiées plus haut, a le don de changer subtilement l’interprétation du vocable « réputation » en Discours, et cela, non par ajout de propriétés, mais au contraire par effacement de prédicats syntaxiques, ou absolutisation sémantique. Reconstitution de la chaîne : « il y gagne une réputation à la vérité équivoque, mais c’est toujours une réputation, on parle de lui. » « Réputation » est un substantif qui par son signifié (« opinion ouvertement reconnue que se font les gens de quelque chose ou de quelqu’un ») appelle une complémentation de sens axiologique sans discriminer a priori si celle-ci doit être « positive » ou « négative ». Autrement dit, l’orientation axiologique de ce terme a besoin d’être précisée en Discours, le sens en Langue ne la prédisant pas. Dans notre texte, la première occurrence se fait donc explicite et, comme telle, vient s’ajouter aux indices polémiques et satiriques caractérisant le portrait du fat : « une réputation à la vérité équivoque ». On notera à ce propos, d’une part le soulignement, par le signifié de l’adjectif « équivoque », du caractère polyphonique de ce portrait (la réputation du jeune homme est double : bonne aux yeux des femmes, mauvaise aux yeux des gens sérieux) ; d’autre part, l’incidence de la locution adverbiale « à la vérité » porte sur l’énoncé plutôt que sur l’énonciation , puisqu’il nous semble que le narrateur engage moins sa crédibilité auprès du narrataire, qu’il ne juge la duplicité du jeune homme au regard du vrai objectif. Dans la seconde occurrence, l’Espagnol, à l’instar de tous les « moralistes » mis en scène par Marivaux, feint l’indulgence après avoir exprimé son mépris : celui-ci ne s’en trouve que renforcé par un effet d’ironie. Ainsi, à la régression syntaxique (suppression de tout adjectif à précision axiologique) correspond une fausse régression de la sévérité du jugement : « mais c’est toujours une réputation, on parle de lui  ». Le « mais » souligne l’orientation paradoxale de la concession rhétorique, qui place l’indulgence feinte en position de force, après avoir placé la rigueur du jugement en position mineure. La réduction de la détermination nominale à son actualisateur (distribution à gauche) ramène la valeur du vocable en Discours à son sens en Langue, antérieur à toute précision d’orientation axiologique. Ne s’actualise alors que le sème neutre d’« opinion », avec accentuation malicieuse du sème accompagnant de publicité : « ouvertement reconnue ». En un mot : qu’importe pour le prétentieux qu’on parle de lui en bien ou en mal, du moment qu’il est fait mention de lui dans les salons. Ce caractère digne de La Bruyère pourrait donc recevoir pour épilogue la maxime 138 de La Rochefoucauld, juste un peu décalée sur l’origine de l’énonciation : « On aime mieux dire du mal de soi-même que de n’en point parler ».

C. De la honte rémanente au cynisme publié : « la langue que parle l’amour-propre » selon « l’esprit » aristocratique, contre « la lettre » bourgeoise

Le dernier texte que nous étudierons pourrait s’intituler : « la leçon de sociolinguistique du père de l’Inconnu à l’Inconnu ». Il correspond à une situation énonciative de troisième et quatrième niveau, dans la mesure où un « moraliste » de 3e rang (après Marivaux et le Spectateur) rapporte un dialogue, fondateur pour sa formation, entre son père et lui jeune homme, ce qui entraîne que, dans le DRD (discours rapporté direct), le niveau énonciatif est de rang 4. Or c’est à ce niveau que nous examinerons les procédés de la polémique lexicale, travaillant sur l’aspect dialectique de l’échange, puisque c’est l’Inconnu qui, par ses objections étonnées, pousse son père à raffiner l’analyse du cynisme linguistique de la cour. Mettons-nous donc à l’école de ce fin limier des mœurs et du langage que constitue ce sage bourgeois, ou hobereau. |40|

1) Un procédé majeur du discours d’objection de l’Inconnu : l’argument des incompatibles

Citant C. Perelman, J-J. Robrieux distingue l’incompatibilité de la contradiction en ces termes : « Alors que la contradiction oppose une idée à sa négation pure et simple (par exemple : cet objet existe et n’existe pas, proposition inadmissible dès lors qu’on admet le principe de non-contradiction …), l’incompatibilité se manifeste entre deux assertions qui ne peuvent coexister dans un même système, sans ipso facto se nier logiquement. » (1993, p. 110). Ainsi, il saute aux yeux de l’Inconnu jeune homme que ce que la sophistique courtisane présente comme équivalent est en réalité incompatible : on ne peut à la fois être « ambitieux » et « honnête homme ».
« Mais mon père, vous m’étonnez, lui dis-je, les moyens de se maintenir en faveur me paraissent bien étranges ; c’est donc un coupe-gorge que la cour des princes ; eh, comment d’honnêtes gens peuvent-ils s’accommoder de cette faveur ? Je n’en sais rien, reprit-il, tout ce que je puis dire, c’est que les ambitieux s’en accommodent. Sur ce pied-là, répondis-je, quand on dit d’un homme qu’il est ambitieux, on en dit bien du mal. » (241) La dernière remarque de l’Inconnu peut s’analyser lexicalement en termes de signifié de connotation : au dénoté objectif qui définit référentiellement le mot « ambitieux » s’ajoute une valeur sémantique secondaire que le jeune homme, dans sa naïveté, croit reconnue universellement comme axiologiquement négative. Il ignore encore, jusqu’à cette leçon paternelle, que rien n’est plus instable que de tels signifiés adjacents, tributaires en effet du point de vue idéologique d’où est considéré le référent.
Tout se passe comme si, derrière les arguments contradictoires en présence (la mentalité aristocratique exposée avec distance morale par le père / la mentalité « vertueuse » qui inspire les objections du fils), se dessinaient deux structures syllogistiques implicites et incompatibles :

a) le syllogisme de la naïveté vertueuse

Majeure : pour réussir à la cour, il faut avoir du mérite
Mineure : or pour avoir du mérite, il faut être honnête homme
Conclusion : donc pour réussir à la cour, il faut être honnête homme

b) le syllogisme du cynisme courtisan

Majeure : pour réussir à la cour, il faut être ambitieux
Mineure : or être ambitieux, c’est s’accommoder de nuire aux autres
Conclusion : donc pour réussir à la cour, il faut s’accommoder de nuire aux autres

Comme il est évident que pour un homme de bien, l’honnêteté est incompatible avec la nocivité sociale, il n’est pas compatible avec la vertu de survivre à la cour. C’est ce que découvre en tout cas le jeune homme horrifié. Mais ce que son père va lui apprendre, c’est combien cette incompatibilité n’est qu’une logique de point de vue. La sophistique courtisane a le don de trafiquer le signifié des mots de telle manière que, par des relais subtils reposant ici encore sur l’anaphore fidèle et sur l’anaphore infidèle, le mal est capable de se donner les apparences du bien : ainsi, « ambitieux-méchant homme » devient, aux yeux des courtisans, capable de signifier « habile homme » - ce qui n’est, il est vrai, pas exactement synonyme d’« honnête homme ».

2) L’incompatibilité dégagée au niveau de chaînes anaphoriques dissociées

a) le masquage lexical du mal : la mentalité des ambitieux exprimée en termes d’anaphores fidèles et surtout infidèles

Rappelons d’emblée que nous n’accédons à « la langue que parle l’amour-propre » dans l’entourage des princes que par le prisme sévère d’un décodeur averti. Le « parler vrai », au sein de ce « Monde vrai » particulier qu’est la cour, nous est donc a priori décrit comme un mensonge, mais un mensonge suffisamment habile pour se rendre crédible. Nous retrouvons là l’antique débat qui déchire la rhétorique depuis Socrate et son combat contre les Sophistes : l’argumentation peut-elle être efficace en étant vraie, ou se contente-t-elle d’être plausible selon les apparences, c’est-à-dire vrai-semblable ? Les courtisans, vus et surtout entendus par le père de l’Inconnu, se satisfont amplement d’un ethos verbal à la fiabilité très approximative. Cette fiabilité est le résultat d’un montage lexical dans lequel les anaphores substantivales, mais aussi adjectivales, verbales et propositionnelles, jouent un rôle primordial.
Anaphores fidèles substantivales avec adjectifs de compensation, et anaphores fidèles adjectivales avec adverbes de compensation (141) :
« il faut être méchant soi-même ; encore est-il bien difficile de l’être avec succès, car il s’agit d’avoir une méchanceté habile qui perde finement (= avec une ruse discrète) vos ennemis, sans qu’ils voient comment vous vous y prenez »
Anaphores substantivales infidèles :
- le « méchant » devient « habile homme », puis « bonne tête », métamorphoses de positivité croissante mimées de surcroît par le présentatif transformatif « voilà » (141) : « Voilà un habile homme, voilà une bonne tête ; il a culbuté ses ennemis ; il a su écarter tout ce qui lui faisait ombrage ; il faut avoir bien de l’esprit pour se tirer d’affaire comme il l’a fait. » On notera au passage l’emploi à la fois sylleptique et semi-antiphrastique de « bonne tête », justifié plus loin par « bien de l’esprit ». L’adverbe « bien » a pour base l’adjectif de sens axiologique mélioratif homonyme, et il est dérivé ici comme constituant de locution actualisatrice quantitative ; quant à l’adjectif « bon », de sens originel également moral et positif, il a ici un signifié évaluatif de compétence (antéposition), qui entre en rivalité antonymique de Discours avec son acception première. Dans les deux cas, le qualitatif s’est en effet dégradé en quantitatif, l’évaluatif moral en évaluatif pragmatique. La bonté n’est plus qu’une aptitude à l’opportunisme, la syllepse fonctionne comme une véritable dénonciation de duplicité.
- le mot « habileté » vient embellir dénominativement des forfaits (141) : « on honore du nom d’habileté les perfidies… »
Ce principe de l’embellissement sophistique (ou de son contraire : la disqualification partisane) a déjà fait l’objet de précédentes analyses : il pose en apparence la question de la stabilité référentielle du langage déformé par l’amour-propre, ou celle de la création de nouveaux signifiés des mots en Discours, ainsi que de leur institutionnalisation en Langue : ce jargon courtisan n’est-il pas effectivement en passe d’officialisation ? « Mais quand on est environné d’honneurs, qu’on est revêtu de dignités, de grands emplois, oh ! pour lors, mon enfant, les choses prennent une nouvelle face ; cela jette un fard sur cette misère dont je viens de parler, qui en corrige, qui en embellit même les difformités ».
Ce pouvoir du maquillage verbal sur la représentation des réalités référentielles (on pense ici à l’analyse des « puissances trompeuses » chez Pascal) et sur les signifiés de connotation nouvellement attachés aux vocables dans le discours sophistique, nous l’avons déjà rencontré dans le SF, et nous y reviendrons en conclusion. Remarquons seulement au passage combien cet extrait, comme beaucoup d’autres textes moralistiques depuis la deuxième moitié du XVIIe siècle, cherche en apparence à inquiéter, de manière particulièrement efficace, la tranquillité de l’épistémè représentationnelle classique.
De l’anaphore substantivale à la paraphrase propositionnelle : à la fin de sa démonstration, le ton du père devient emphatique, et la dénonciation quasi visionnaire des substitutions sophistiques s’enfle jusqu’à concerner aussi les séquences syntaxiques à l’échelle des propositions. Une série d’énoncés, où la première prédication se trouve reliée par enchaînement parataxique ou reformulation à sa propre paraphrase embellissante, conduit le style au seuil du sublime, mimant une sorte d’enthousiasme paradoxal : « pour lors, soyez méchant, et vous brillerez ; nuisez à vos rivaux, trouvez le secret de les accabler, ce ne sera là qu’un triomphe glorieux de votre habileté sur la leur ; soyez tout fraude et toute imposture, ce ne sera rien là que politique, que manège admirable… » (242). Le ton serait presque celui d’une éloquence sermonnaire à contenu antiphrastique.

Si cependant la sophistique n’embrase pas le monde au point de dérégler définitivement la stabilité des signes, tant au niveau de leur rapport aux choses que de leur constitution sémique, c’est qu’il demeure des gens raisonnables pour dénoncer cette dérive… et aussi parce que les puissants eux-mêmes ont intérêt à ce que cette déformation embellissante leur soit une licence réservée : la loi du « deux poids, deux mesures », qui est une négation de « l’argument des semblables » ou « règle de justice » (Robrieux, p. 122-123), contribue ainsi à la fois à asseoir le pouvoir de la différence, et à sauvegarder un « degré zéro du rapport mot/chose », expression finalement seule authentique de la rationalité. Un mal, pour une fois, dissimule un bien. La « lettre » bourgeoise qui laisse « un fourbe » rester « un fourbe », si elle trahit l’existence d’un injuste écart social, contribue toutefois à sauver la communauté sociale du délire absolu.

b) le démasquage lexical du mensonge courtisan : le retour de « l’esprit » sophistique à « la lettre » véridique

Anaphores fidèles relocalisantes et anaphores infidèles réfutatoires des dénominations adverses (141) : - les anaphores duplicatives à actualisation démonstrative, comme « cette méchanceté-là » et surtout « cet habile homme-là » facilitent, en cernant plus précisément la référenciation endophorique de rappel, l’isolement (localisation) du phénomène dont le détracteur veut se démarquer. C’est surtout vrai pour le mot « habileté » qui, contrairement à « méchanceté », est capable d’une double lecture, positive autant que négative, car cela permet au réfutateur, à l’aide de la recatégorisation réductrice de l’anaphore démonstrative, de préparer une suite argumentative reposant éventuellement sur la dis-référence entre habileté de mauvais aloi (rappel) et habileté positive (suite possible). Les démonstratifs, sous la forme à la fois du déterminant et de la particule adverbiale, soulignent également l’effet connotatif d’exhibition dépréciante de l’antécédent-référent considéré (effet type iste en latin).
- les anaphores infidèles permettent quant à elles, dans ce paradigme du discours vertueux, de soumettre leur procédé de substitution lexicale non plus au masquage du bien par le mal, mais à la dénonciation du faux sous le vrai : « Mais mon père, lui répondis-je, parmi des personnes comme nous, quelqu’un qui ressemblerait à cet habile homme-là, nous dirions de lui que c’est un fourbe, un perfide, un homme sans conscience et sans honneur, un homme qui ne vaut rien ? » (241)

c) la « lettre » bourgeoise contre « l’esprit » sophistique courtisan : de la condamnation sociale à la conservation linguistique

En reprenant posément les indignations de son fils avec le recul de l’expérience, le père lui apprend cependant combien la bourgeoisie, ou la très petite noblesse, se trouve en réalité condamnée à la vertu par un système qui n’admet la fraude, en action comme en langage, qu’à raison du pouvoir reconnu. Ceci contribue d’ailleurs fortement à affaiblir la position éthique des faibles, qui devient moins une question de liberté morale que de contrainte sociale. Marivaux nous mène ici non loin des perspectives de la dialectique hégélienne « du Maître et de l’Esclave ».
On a vu cependant plus haut ce que la stabilité des signes linguistiques doit à ce règne forcé de la transparence référentielle, où la pauvre tautologie prend le sens dignifiant d’une règle de conservation lexicale : « Sache, mon fils, que ce qu’on appelle noirceur de caractère, méchanceté fine, scélératesse de cœur, iniquité de toute espèce, porte toujours son nom naturel et n’en change jamais pour des gens comme nous ; parmi nous un fourbe est un fourbe, un méchant est un méchant, à notre égard on explique les choses à la lettre, on les prend pour ce qu’elles sont » (242). A l’inverse, la dérive du rapport mot/chose à quelque chose de la folie : « si un peu d’extravagance humaine s’emparait malheureusement de ton cerveau, égarait ta raison, et mitigeait tes principes de vertu, tu penserais d’une bien autre manière ! » (242).

Conclusion :

Ainsi « la langue que parle l’amour-propre » nous est présentée, dans ce dernier avatar textuel, comme l’expression d’une folie humaine, d’une dérive langagière déréalisante dont les Grands, par leur délire de grandeur, se font l’illustration privilégiée. Comme souvent ailleurs dans son œuvre, le moraliste Marivaux ne se cantonne pas au territoire technique de la polémique lexicale ou de la satire morale, il se risque sur les rives de l’analyse politique.
C’est même en définitive, on vient de le voir, dans le cadre d’une leçon de sociolinguistique que le journaliste-dramaturge livre à notre réflexion l’une des causes du conservatisme linguistique : une cause liée à l’asservissement social des faibles par les puissants, captation qui présente cependant l’avantage de freiner « l’ère du soupçon linguistique » qui souffle au sein de la matrice épistémologique classique, si soucieuse de clarté, de transparence et de stabilité. Il ne faudrait cependant pas confondre, parmi ces fauteurs d’inquiétude, les « irréguliers », baroques, libertins, Modernes en tous genres qui cherchent leur liberté par l’écriture, de ces hommes un peu à part, mélange de subversion critique et de sagesse vigilante, que sont les Moralistes.
Or, « moderne » de la deuxième génération en l’âge classique, Marivaux est aussi un moraliste classique de deuxième génération. Comme avant lui Pascal, La Rochefoucauld et La Bruyère, il dénonce les méfaits de l’amour-propre sur les comportements sociaux, les relations humaines, la transparence communicationnelle, la stabilité du langage. Mais comme nous le posions en axiome dès notre introduction, et comme le conclut avec justesse V. Géraud dans une analyse nuancée des limites de ce qu’on pourrait appeler l’écart marivaudien (2001, p. 124-126), l’inventeur de l’allégorie du « Monde vrai » reste un homme de l’épistémè représentationnelle et de l’esthétique mimétique, en dépit de sa théorie de la néologie, de son idéal d’un style « singulier » et de sa dénonciation des dérapages langagiers induits par l’amour-propre. En 1730 en effet, nul ne se risque vraiment encore dans « la déliaison linguistique », ni ne vise cette « sortie périlleuse hors du langage », qui sont les subversions propres à la singularité moderne vue par L. Jenny |41|. La polémique lexicale, stylème caractéristique à nos yeux de l’écriture moralistique classique, est une mise en garde, éventuellement un jeu mimétique du danger dénoncé, non une recommandation. Marivaux, comme ses prédécesseurs critico-gnomiques, prévient , par la satire des dérives linguistiques et comportementales, les dysfonctionnements qui menacent la stabilité référentielle et sémantique ; il ne les appelle pas de ses vœux. Le moraliste classique serait même au contraire une figure, non certes du conservatisme puriste, mais de la conservation des valeurs éclairée par les lumières de « l’esprit de finesse ». A la différence de La Rochefoucauld, cependant, Marivaux illustre une forme paradoxale de critique microlexicale continue dans la discontinuité macrostructurale de ses récits fragmentés en feuillets. Car chez lui, le texte reste l’espace tabulaire dans lequel se déploie le retravail clarifiant des mots-concepts malmenés par la bêtise humaine, dans une phrase à la fois allongée et coupée par la retouche corrective incessante des méfaits de l’orgueil sur le langage. Hyperbate continuelle de celui qui n’achève jamais ses œuvres à base narrative, hyperbate paradoxale qui prolonge et suspend, qui taille et qui relance…

Catherine Costantin
E.N.S Ulm


|29| Nous atteindrions donc ici le stade où la logogénèse entre dans le temps « in esse », c’est-à-dire accède à son actualisation plénière. En réalité, c’est surtout le cas pour le codage sophistique mais institutionnalisé de « la langue que parle l’amour-propre » à la Cour, d’après le témoignage du père de l’Inconnu (III/ C). Les degrés d’exibition de la parole vaniteuse décrits dans l’allégorie du « Monde vrai » et dans le texte du « jeune homme de mérite » sont plus ambigus. Si nous les avons classés dans cette partie, c’est que le moraliste insiste sur le caractère explicite malgré soi de ces énonciations, tout en soulignant également les vestiges de honte sociale et morale qui font alors de la « langue que parle l’amour-propre » une sorte de langage à double entente. Or cette duplicité, juxtaposée pédagogiquement par le père de l’Inconnu, est encore superposée énonciativement par le locuteur, quoique seulement dénoncée métaénonciativement (commentaire) par le moraliste en marge des autres textes. A la honte des premiers énonciateurs s’opposerait alors le cynisme des hommes de Cour, véritable tremplin vers l’exhibition verbale définitive de l’orgueil. Ailleurs, c’est encore le moraliste-déchiffreur qui fait franchir artificiellement, à une énonciation « in fieri », l’étape vers l’énonciation « in esse ».
|30| On songe à l’espérance très minimaliste que dégage la maxime 81 sur l’amitié : « Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne faisons que suivre notre goût et notre plaisir quand nous préférons nos amis à nous-mêmes ; c’est néanmoins par cette préférence seule que l’amitié peut être vraie et parfaite. »
|31| Cité par D. Bouverot dans « Les séductions de l’allégorie au XVIIIe siècle d’après les écrivains de la base Frantext » (voir bibliographie).
|32| On imagine donc avec quelle subtilité il faut traiter le sujet « Les marqueurs de la déixis » dans de tels passages !
|33| Nous retrouvons là le classicisme radical de Marivaux, déjà noté, qui l’ancre profondément encore dans ce que M. Foucauld a appelé l’épistémè représentationnelle. Même les néologismes marivaudiens se défendent au nom de l’aptum du mot à la chose. Et même sa position soupçonneuse à l’égard du maniement social du langage - soupçon qu’il partage avec les moralistes de la génération antérieure - ne l’amène pas à remettre en cause la stabilité du référent : ce sont les représentations que les hommes se renvoient du réel qui, selon leur origine éclairée ou non, faussent ou rajustent sur lui notre regard.
|34| Rappelant que c’est G. Genette qui a défini le discours « narrativisé » comme un discours « raconté » à l’instar d’un événement, au moyen notamment de désignations lexicalisées des actes de parole réalisés par le personnage (ex. choisi dans Figures III, p. 191 : « J’informai ma mère de ma décision d’épouser Albertine »), nous entendons ici par « discours narrativisé-interprétant » le fait que les différents moralistes-narrateurs mis en scène par les Journaux de Marivaux, s’ils désignent lexicalement les actes illocutoires commis par les personnages qu’ils satirisent, font sentir en même temps leur compréhension supérieure de ce que ces derniers font lorsqu’ils parlent . Ex. : raconter du jeune homme que, malgré ses efforts pour se le masquer à lui-même, il ne peut s’empêcher de « faire son éloge », c’est rapporter l’action verbale du personnage au-delà de ce que lui-même en comprend. L’Espagnol, donc, rapporte les paroles du vaniteux sous une forme à la fois narrative et critique.
|35| Il est assez pratique d’appeler ainsi les subordonnées non rectrices, par opposition aux subordonnées qui peuvent en régir elles-mêmes une autre. De même, on distinguera les indépendantes traditionnelles, rebaptisées « finies », des indépendantes rectrices qui correspondent aux antiques « propositions principales ».
|36| L’ironie se reconnaît ici aux marques de modalisation, notamment l’inversion du sujet après un adverbe dit « discussif » : « peut-être dit-il vrai », qui signale l’atténuation de la théticité assertive.
|37| Il ne faut pas a priori confondre les deux termes, bien qu’il y ait aussi un référent sous tout antécédent. Mais l’antécédent est un élément intradiscursif, le référent appartient à l’univers extradiscursif. Il arrive qu’une reprise désignative n’engage pas une exacte coréférence (ex. « Ne prends pas cette chaise, mais plutôt celle-ci »), et inversement qu’une reprise coréférentielle passe par une substitution lexicale, c’est-à-dire par une anaphore infidèle.
|38| Cette forme d’acte de discours, littéralement menaçant la face (= l’amour-propre) d’autrui, a été étudiée dans un cadre sociolinguistique par l’américain E. Goffman (trad. en français : Les Rites d’interaction, Minuit, 1974). On en trouvera une synthèse dans le manuel publié par D. Maingueneau (1990) qui vulgarise les principales théories pragmatiques au profit des analyses textuelles littéraires (voir bibliographie).
|39| Sur la capacité du démonstratif à recatégoriser un référent en intégrant un changement de point de vue tout en maintenant la référence, voir la synthèse d’A. Pierrot-Herschberg dans Stylistique de la prose, chap. 11, p. 241, ou notre article sur les anaphores démonstratives chez Proust publié sous la direction de M. Erman (Sodome et Gomorrhe, Ellipses, 2000).
|40| Pour bien situer le texte dans son ancrage social, on relira le début de l’autobiographie de l’Inconnu : « Je suis né dans les Gaules d’une famille assez médiocre… » (236).
|41| Cité par V. Géraud dans l’article ci-dessus signalé, et réinséré dans notre réflexion pour signaler la convergence de ses conclusions et des nôtres, concernant ce que nous appelons plus haut : l’écart marivaudien.



Bibliographie /

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- « Un corpus propice à la problématisation de la polysémie : les Maximes de La Rochefoucauld », Actes du colloque de Paris IV « La Polysémie », nov. 2000, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, à paraître.
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- b) « Que voulez-vous dire avec votre style ? ou le dialogue inachevable comme style », dans Styles : Langue, Histoire, Littérature, F. Neveu (éd.), Paris, Sedes, nov. 2001, p. 145-163.
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