Site Marivaux
Antonia Zagamé (Université de Paris III-Sorbonne nouvelle)

Le partage de la parole dans le Spectateur Français de Marivaux

Le Spectateur Français se veut le lieu d’une redistribution de la parole. Celle-ci est théorisée dès la première feuille, à l’occasion de l’anecdote qui met en scène un homme pauvre confronté au mépris d’un grand seigneur. Pour le narrateur qui développe cette scène par ses réflexions, les pensées qui ont saisi cet infortuné égalent en force, voire surpassent, les réflexions sur la vanité des Grands des véritables auteurs : " Croyez-vous en vérité que ce qu’il sent en se retirant ne valût pas bien ce que l’auteur le plus subtil pourrait imaginer dans son cabinet en pareil cas ? " |1| . C’est donc à des hommes ordinaires, sans érudition ni talent particuliers, mais placés par hasard dans une situation frappante, que le narrateur du journal entend passer la parole. Mais ce renversement hiérarchique entre les producteurs patentés du champ littéraire, jusque là uniques détenteurs d’un savoir sur l’âme et les passions, et des locuteurs divers, n’appartenant pas au champ littéraire, à l’origine de l’entreprise de redistribution de la parole, semble avoir ses limites. On peut en effet observer dans la scène précédente un étrange phénomène de substitution des voix : l’homme pauvre, victime d’une humiliation, ne récupère en réalité à aucun moment la parole pour lui-même. Toutes les réflexions qu’il pourrait effectivement faire, c’est le narrateur qui les énonce à sa place, substituant son propre discours moral sur les chimères qui accompagnent la possession des grandeurs et des richesses, à la parole réelle de cet homme. La question de la viabilité de la redistribution de la parole à des locuteurs divers et non qualifiés est donc dès le départ posée. Une tension semble ainsi à l’œuvre dès le début dans les principes d’écriture du journal, entre un régime de délégation de la parole à une pluralité de locuteurs, et son accaparement par une seule voix (celle du narrateur), privilégiée pour des raisons qu’il faudra élucider. C’est ici deux conceptions sur ce qu’est et ce que doit être un auteur qui s’affrontent : l’énonciation d’un savoir sur la psyché, dans le cadre de l’œuvre, et au delà, dans une réflexion plus large sur l’écrivain au XVIIIe siècle, réclame-t-elle une qualification ou une élection particulières ? Ou est-ce que tous les hommes peuvent effectivement devenir, à égalité avec les auteurs, des producteurs de discours moral ? L’examen des conditions du passage de la parole entre le narrateur et les autres hommes dans le Spectateur Français, auquel nous voudrions maintenant nous livrer, permettra, en recomposant les différentes représentations du sujet de l’écriture qui sont en jeu, de porter un éclairage sur cette question majeure pour le statut de l’auteur, des compétences requises pour pouvoir être reconnu comme sujet de savoir |2|.

Les narrateurs délégués, sources de savoir ?

C’est à de nombreuses reprises que le narrateur central du Spectateur Français " cède la parole " |3|, pour reprendre l’expression métaphorique de Gérard Genette, à d’autres énonciateurs, en laissant leurs véritables discours prendre place dans le journal |4|. Toutes les formes de discours rapporté semblent envisagées dans le Spectateur Français, depuis la simple retranscription de bribes de paroles échappées de la conversation (par exemple les propos de deux voisines de campagne qui se jalousent, dans la huitième feuille), jusqu’aux longues citations de discours écrit qui dominent la dernière partie de l’œuvre (comme les journaux de l’Espagnol, les mémoires de la dame âgée, et celles de l’Inconnu). Il ne serait en effet pas justifié de séparer la reproduction de paroles orales, de celle de discours écrits : comme l’écrit Danielle Coltier, " dans les textes, les paroles de personnages s’actualisent sous des formes diverses - paroles prononcées (monologue, polylogue, dont le fameux dialogue), ou écrites (extraits de lettres, de journaux, de livres…) ", mais tous ces types de citation ont en commun " de donner à penser que le narrateur " se tait " pour laisser d’autres voix s’exprimer(…) ". |5| Cependant, la question se pose de savoir quels pouvoirs délègue exactement le narrateur du Spectateur Français à ses " relais " dans la narration. L’étude de deux cas de reproduction du discours d’autrui, le discours de la jeune fille de la quatrième feuille, et le discours du savetier dans la cinquième feuille, dans lesquels le partage des réflexions entre la voix centrale et la voix seconde montre des équilibres parfaitement dissemblables, constituera une première approche de la complexité de la pratique de la citation dans le Spectateur Français. Le texte de la quatrième feuille contient un discours long de presque une page d’une jeune fille rencontrée par le narrateur, mais entouré de plusieurs pages de réflexions de ce dernier : la délégation de parole du narrateur est-elle alors complète ? N’est-ce pas lui qui garde le pouvoir de faire les réflexions ? Cette rencontre de la quatrième feuille semble à première vue pouvoir permettre de réaliser le passage de la parole appelé de ses vœux par le narrateur dans la première feuille, en fournissant une occasion réelle de laisser parler un individu ordinaire, qui vient de subir une humiliation dont il porte encore les traces (la jeune fille pleure " à chaudes larmes " |6|) : tout n’est-il pas réuni pour entendre ce discours de l’humilié, dont le narrateur vantait un peu plus tôt la force persuasive ? Mais cette attente va être en partie déçue : certes le récit de la jeune fille est touchant |7|, puisqu’elle y raconte les malheurs de sa famille, depuis la mort de son père, jusqu’aux offres corruptrices d’un riche bourgeois, mais il n’est pas en soi le lieu d’une réflexion morale, ou tout du moins d’une réflexion morale à valeur généralisante. La jeune fille ne juge pas, et se contente de raconter, en décrivant parfois les émotions que lui inspire son histoire. Les deux foyers énonciatifs de la jeune fille et du narrateur sont loin d’avoir une égalité de statut : son récit semble fournir uniquement une " matière " à laquelle le narrateur peut donner forme dans un " discours " |8|. Le récit de la jeune fille ne se pose donc pas en concurrent, mais en complément du discours du narrateur. Le fait que ce soit lui qui accomplisse tout ce travail de réflexion morale en lieu et place de la véritable victime, montre implicitement que semble nécessaire, à côté du discours du malheureux, un autre discours fait par un producteur qui a plus de vocation que lui à élaborer un discours moral. Par la possession de quelles compétences le narrateur justifie-t-il ici son accaparement de la production du discours moral ? Ces raisons ne sont pas ici clairement explicitées. Il semble que cette supériorité du narrateur sur les locuteurs ordinaires repose avant tout sur des qualités humaines : le sujet de l’écriture se représente ici en " âme sensible " |9|, qui ressent plus que les autres les sentiments de ceux qui souffrent. Mais il est également indéniablement investi de qualités littéraires : il est visiblement celui qui, s’il ressent plus que les autres, sait aussi mieux que les autres rendre son discours touchant (la jeune fille n’a d’ailleurs pas su faire fléchir, toucher son riche corrupteur : le narrateur quant à lui espère y parvenir grâce aux réflexions que lui inspire cette aventure qui l’a ému). Mais d’autres citations du discours d’autrui mettent en scène des situations dans lesquelles le narrateur comme son délégué, possèdent tous les deux le pouvoir de produire un discours moral, comme par exemple dans la cinquième feuille, où le narrateur, et le narrateur délégué que constitue de manière éphémère le savetier, formulent tous deux des énoncés généraux. La " Table des matières des Journaux " de 1752 |10| confirme ce partage, puisqu’elle comporte au moins une entrée abstraite qui renvoie au discours du savetier, c’est l’entrée " Fainéans ", qui correspond d’ailleurs très exactement à l’énoncé d’une véritable maxime, dans une forme impersonnelle et au présent de vérité générale : " Les fainéants ne valent rien à suivre, c’est une compagnie qui n’est pas saine pour ceux-là qui n’ont pas les moyens d’être comme eux ". Or il est assez rare que l’auteur de cette " Table des matières " indexe des notions abstraites pour le discours d’intervenants oraux : cette mention est donc bien la preuve que le savetier est à égalité avec le narrateur un producteur de discours moral. Ainsi dans ces séquences où un discours cité se trouve introduit en amont et parfois même repris en aval par le discours moral du narrateur, on observe bien une oscillation entre deux régimes textuels différents, l’un (premier régime) qui mène à un monopole de la réflexion par le narrateur, l’autre (deuxième régime) qui conduit au contraire à un partage de la capacité réflexive avec d’autres que lui. Comment se résout cette tension ?

La crise du milieu de journal : une redistribution des rôles vis à vis de la production des réflexions morales

Il semble que cette tension entre les deux régimes de parole se résolve au cours de l’œuvre : la progression du journal fait triompher le deuxième régime plutôt que le premier. En effet, plus l’œuvre avance chronologiquement, plus les narrateurs délégués sont appelés à produire un discours moral, et plus le narrateur se voit dépossédé de son pouvoir de réflexion. Ainsi, si nous nous intéressons à la présence et à la taille du discours citant en amont et/ou en aval du discours cité, il semble que cette proportion diminue au cours de l’œuvre, particulièrement à partir de la douzième feuille : dans cette dernière, le discours du narrateur se réduit à sept lignes d’introduction, dans lesquelles il n’émet aucune réflexion, dans la quatorzième feuille, cette quantité tombe à trois lignes. Même si le narrateur n’est jamais totalement absent du texte du journal (sauf peut-être dans la treizième feuille, l’histoire du scythe Anarchasis, qui ne comporte aucune marque personnelle de sa présence), ce sont les narrateurs délégués qui récupèrent en grande partie la parole à partir de la douzième feuille |11|. Mais certaines irrégularités empêchent de lire cette progression comme l’élection pure et simple d’un nouveau mode de fonctionnement par rapport au précédent. Ainsi, dans les vingtième et vingt-troisième feuilles, le narrateur récupère presque entièrement la parole ; à partir de la vingt-quatrième feuille, il joint ses réflexions à celles de l’Inconnu : il y a donc bien des résurgences du discours moral du narrateur après la douzième feuille. Au contraire, dans la première moitié de l’œuvre, où le narrateur est la source privilégiée du discours moral, certaines feuilles, comme la deuxième, laissent majoritairement la parole à autrui. Même si cette progression n’est pas radicale, cela n’empêche pas qu’il y ait clairement au centre de l’œuvre un effet de reprise de la parole, et notamment du pouvoir réflexif, accaparé jusque là par la voix centrale, par les narrateurs secondaires. Ce phénomène de reprise de la parole semble intervenir à partir du moment où le narrateur se met à publier des lettres de lecteurs |12|. Or cette ouverture -fictive- du journal à ses lecteurs nous confronte à un phénomène très intéressant pour notre étude du conflit entre l’affirmation du narrateur et une tentation polyphonique, puisque les lecteurs réclament tous des réflexions du narrateur traitant de leurs problèmes |13|, s’inscrivant ainsi dans la première logique, celle du monopole de la réflexion par le narrateur, tandis que la politique du narrateur sera au contraire de reproduire le discours de ses lecteurs sans plus délivrer aucune réflexion de son cru, choisissant délibérément l’option de la polyphonie. Le narrateur semble donc ici accomplir sa promesse faite après la description de l’entrevue entre le grand seigneur et l’infortuné dans la première feuille, et reproduire enfin le discours réel d’opprimés en butte à des tyrans (ici, sur le plan familial, auparavant sur le plan social). Quelle est la cause, dans le Spectateur Français, de ce tournant très net du texte ? Le narrateur renoue ici avec le régime appelé de ses vœux dans la première feuille, et rejette implicitement le schéma de répartition de la parole précédent, tel qu’il apparaissait dans la quatrième feuille, dans laquelle le narrateur s’affirmait comme le seul producteur de discours moral, confirmant implicitement sa supériorité dans ce domaine sur le personnage de la jeune-fille. A partir de la douzième feuille, la hiérarchie entre les discours seconds et le discours premier s’inverse, et cette inversion est le fait du narrateur lui-même, qui choisit de contrarier les demandes de lecteurs pressés d’abdiquer tout pouvoir langagier et réflexif envers un narrateur érigé malgré lui en maître à penser providentiel. Comment expliquer une telle demande du côté du public, et un tel refus du narrateur ? L’hypothèse que l’on pourrait faire, à propos du narrateur, c’est que l’image que lui renvoient ses lecteurs est particulièrement effrayante, pour quelqu’un qui prétendait dans la première feuille ne pas reconnaître plus de pouvoir aux producteurs littéraires qu’aux autres, producteurs anonymes et ordinaires : voici en effet des lecteurs qui proclament la supériorité du discours du narrateur, son autorité en matière de production du discours moral, et qui se tournent vers cette figure du sujet de l’écriture comme vers l’être unique, dont l’écriture et les mots pourraient seuls changer leur situation : une figure unique, privilégiée, par rapport à une multitude de sujets tout prêts à se laisse déposséder de leur pouvoir d’énonciation. Or les lecteurs n’ont fait, après tout, que lire le journal : s’ils formulent une telle demande, c’est précisément en se fondant sur des textes dans lesquels la parole était peu ou prou totalement accaparée par le narrateur (de la première à la douzième feuille, sans entrer ici dans les détails). Les termes qu’ils emploient pour qualifier l’instance narrative le dépeignent en censeur moral, en prédicateur |14| même : l’image que les épistoliers donnent du narrateur du journal, sert donc de révélateur cruel à l’ambiguïté de son refus d’être auteur, et produisent une nouvelle image de l’autorité que celui-ci va s’empresser de briser. Mais après tout, pourquoi un tel retournement de la part d’un narrateur qui semblait bien s’accoutumer à son monopole de la parole ? Pourquoi entrer ainsi dans une telle logique auto-destructrice de la première fonction qu’il tentait d’exercer auprès des opprimés : formuler pour eux un discours moral propre à émouvoir et à persuader ? C’est qu’entre la quatrième feuille et la douzième, qui témoignent de deux logiques si différentes, il s’est produit un changement déterminant au regard des ambitions d’auteur manifestées par le narrateur. La non-appartenance au groupe des producteurs du champ littéraire qu’il avait proclamée dans la première feuille, est en effet contredite lors de la crise traversée par le journal dans les sixième, septième et huitième feuilles, où le narrateur se défend tout d’abord contre les accusations qui touchent le petit format adopté par son texte, puis contre les critiques diverses qu’il a reçues, notamment celle de " courir après l’esprit ". La visée explicite du narrateur, dans la première feuille, était de publier ses réflexions afin de se rendre utile à ses lecteurs, et non afin d’obtenir une quelconque considération, à la différence des auteurs, qui attendent de leur pratique de l’écriture une reconnaissance matérielle ou symbolique : " Quoiqu’il en soit, je souhaite que mes réflexions puissent être utiles. Peut-être le seront-elles ; et ce n’est que dans cette vue que je les donne, et non pour éprouver si l’on me trouvera de l’esprit. " |15| Cependant, dès la septième feuille, le narrateur écrit, démentant cette absence d’intérêt pour la scène littéraire : " Oui ! Messieurs mes critiques ! vos mépris m’avaient découragé ;(…) j’étais tout triste de vous déplaire, parce que cela m’ôtait l’honneur d’avoir de l’esprit avec vous. " |16| Sous la visée première de l’œuvre, se rendre utile aux hommes par la production d’une connaissance morale, se dessine donc ici une visée seconde au moins aussi importante, s’assurer une reconnaissance du milieu des belles lettres. La scène d’énonciation fictive semble s’éclipser et laisser partiellement apercevoir la scène d’énonciation réelle : le personnage de départ du narrateur, le vieillard en dehors du jeu social comme du jeu littéraire, qui laisse ses idées aller au hasard, sans se soucier de leur valeur, laisse un instant la place à l’écrivain, le jeune auteur fier de son œuvre, qui entend faire reconnaître son talent littéraire. Derrière les destinataires premiers, tous les hommes, se révèlent des destinataires seconds, les autres acteurs du milieu littéraire, les pairs de Marivaux, les auteurs et les critiques, chargés d’évaluer, de consacrer ou de rejeter. Or pourquoi, alors même que le sujet de l’écriture vient de donner de lui-même une image des plus fidèles, une image valorisée de sa pratique en tant que producteur littéraire, la possession de la parole se déplace-t-elle précisément vers d’autres sujets d’écriture, fictifs ceux-là ? Pourquoi cette révélation du producteur littéraire provoque-t-elle immédiatement sa dissimulation derrière d’autres voix ? La reprise de la parole par les narrateur délégués peut apparaître comme un retour du texte du Spectateur Français à un type d’écriture moins littéraire. Les lecteurs du Spectateur Français qui vont s’exprimer à partir de la neuvième feuille semblent de fait les nouveaux représentants d’un refus plus effectif et plus véritable de l’auctorialité |17|. Une critique adressée par une très jeune épistolière témoigne de cet écart entre lecteurs et narrateur :

Avant que de vous entretenir sur ce qui me regarde, je suis bien aise de vous dire que je lis exactement vos discours, et que je m’y plais beaucoup, quand vous ne parlez ni d’Anciens, ni de Modernes, ni de bel esprit ; car dans ce cas, je prends, ne vous déplaise, la liberté de vous sauter, parce que je n’aime pas les raisonnements que vous autres, ce me semble, appelez métaphysiques, et dont je ne connais que le nom, sans trop comprendre ce qu’ils signifient. |18|

L’entrée en scène de scripteurs qui ne sont effectivement pas des producteurs patentés du champ littéraire correspond donc bien à une forme de rejet du premier régime textuel développé par le narrateur : certains lecteurs sont invités sur le modèle de cette lectrice à " sauter " les passages qui concernent la lutte pour la reconnaissance littéraire du narrateur qui l’affronte aux amateurs des Anciens et à ceux des Modernes, comme s’il était possible de faire deux lectures différentes du Spectateur Français, dont l’une exclurait les manifestations dans le journal des traces de son appartenance à la scène littéraire. L’idée d’une double lecture possible confirme bien l’idée d’un double régime textuel, l’un fondé sur une polyphonie énonciative et sur une position anti-auctoriale, l’autre, fondé à tous les sens du terme sur une démonstration d’autorité, qui se manifesterait par le monopole de la parole par une seule voix, et par l’aveu d’une appartenance au champ littéraire, caractéristiques qui s’effacent de manière concomitante, au moment de la crise traversée par le journal au cours de l’année 1722.

Une fausse redistribution de la parole ?

Cependant ce tournant du texte, cette apparente faillite d’une première figure d’autorité, sont-ils aussi réels que voudrait nous le faire croire le narrateur en déléguant subitement sa parole à d’autres ?

Différences de style

Et tout d’abord, les écrits de ces nouveaux écrivants confirment-ils l’absence de qualification littéraire qu’ils prétendent avoir ? Une différence formelle, stylistique, existe-t-elle effectivement entre les discours de la voix centrale, et ceux des voix secondes ? Si l’on suit les théories stylistiques développées dans les septième et huitième feuilles, il doit exister entre tous les hommes une différence de style, qui est le reflet d’une diversité entre les formes d’esprit, puisque pour Marivaux, comme l’écrit Jean-Paul Sermain, " il n’y a de style que de la pensée " |19|. Or il y a autant de différence entre les esprits des hommes qu’entre leurs corps ou leurs visages : " Ainsi que chaque physionomie, chaque esprit aussi porte une différence qui lui est propre " |20|. Selon Jenny Mander, dans son chapitre consacrée à l’écriture personnelle dans les Journaux de Marivaux |21|, cette différence entre le style (et donc l’esprit) de chaque homme qui est ici affirmée, est moins à interpréter comme une réelle diversité, que comme une différence de qualité : " For Marivaux, the different ways individual see things can be classified in terms of distinctions of quality, which in turn can be represented in spatial terms according to ’how far’ an individual can see, that is to say, according to the depth of their insight. " |22| Certains hommes voient moins loin et moins bien que d’autres, tandis que certains, comme les grands auteurs, voient plus de détails et de finesses que les hommes du commun. Cette distinction entre les manières de pensée et d’écrire des hommes semble ainsi accuser la différence entre les producteurs littéraires et les locuteurs ordinaires : n’est pas auteur qui veut, et chaque écrit ne se vaut pas, puisque chaque homme a un degré de qualification pour bien voir les choses qui est différent. " L’homme le plus délicat, et de la conformation d’organes la plus heureuse, " écrit Marivaux, " porte sa vue et son sentiment plus loin que l’homme ordinaire, voilà tout. " |23| Or le narrateur du journal se reconnaît précisément " une vue fine et déliée " |24|, donc une qualité de pénétration supérieure à l’ordinaire, par laquelle il légitime ses ambitions littéraires. Existe-t-il effectivement une différence qualitative entre le style du narrateur et celui de ses délégués ? Les lecteurs qui écrivent au narrateur font tout pour le laisser penser : beaucoup d’entre eux demandent à ce qu’on ne publie pas leurs lettres, ainsi du mari de la femme avare, de la jeune fille, et enfin du vieillard, qui écrit pour justifier ce choix : " Monsieur le Spectateur Je ne vous demande point de mettre cette lettre dans vos feuilles ; je ne sais pas faire de lettres qui méritent d’être imprimées. " Le narrateur délégué n’envisage pas un moment que sa lettre puisse être publiée, c’est-à-dire qu’elle soit digne d’entrer peu ou prou dans les productions du champ littéraire. Mais malgré ces dénégations des narrateurs délégués, toutes les instances d’énonciation, depuis le savetier jusqu’à l’Inconnu, " parlent Marivaux ", comme on disait à l’époque " parler Balzac ou Voiture ", pour signifier que telle personne s’exprimait à peu près comme Balzac ou Voiture (Richelet). Certes, le discours du savetier est parsemé de " mardi " et de " pardi " qui individualisent son discours par le sociolecte : mais c’est finalement le seul à connaître certains traits d’individualisation stylistique. Preuve en est que le Dictionnaire néologique |25|, qui pointe dans le Spectateur Français les tournures nouvelles qui lui semblent incorrectes, relève presque autant de ces néologismes si caractéristiques du style de Marivaux, dans les textes du narrateur, que dans les discours cités. La phrase suivante, relevée dans le Dictionnaire néologique, pastiche trois expressions qui proviennent de trois textes situés à des niveaux narratifs différents, la première provenant d’un discours du narrateur central, les deux autres des mémoires de la dame âgée, l’une étant une citation de la narratrice, et l’autre un extrait d’un billet contenu dans ces mêmes mémoires : " Comme la personne de Dorimon est un fardeau de grâces nobles et imposantes, et que j’ai, sans vanité sur les agréments, un visage assez disciplinable, les amours se seront imaginé que nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre. " La première des expressions soulignées fait référence au discours que le narrateur fait tenir aux jeunes gens dans la troisième feuille (" Moi je vais mon pas ; ma figure est un fardeau de grâces nobles, imposantes " |26|). La deuxième rappelle quant à elle une phrase de la dame âgée qui dit : " L’âge enfin me gagnait (…) mon visage n’était plus disciplinable, et il fallait me résoudre à l’abandonner " |27|. Enfin le dernier néologisme, " tomber amoureux " (au lieu de " se rendre amoureux ") se trouve quant à lui dans un billet d’un homme qui écrit à une de ses amies, et que la coquette retranscrit : " elle tomba tout subitement amoureux de moi " |28|. Ainsi, les marques les plus saillantes du style de Marivaux (ce qui, du reste, est proprement la définition du style, si on le définit comme un écart par rapport à une norme) se retrouvent dans le discours d’à peu près tous les écrivants du Spectateur Français. Or, comme, pour Marivaux, " il n’y a de style que de la pensée ", la pénétration de ce style néologique dans tous les discours rapportés, depuis celui du narrateur central, jusqu’à celui des récits insérés, montre que les écrivants du Spectateur Français ont à quantité égale avec l’auteur cette vue " fine et déliée " qui fait apercevoir plus de choses que les hommes ordinaires, et par laquelle le narrateur justifiait les particularités de son style en se défendant contre ses critiques dans la septième feuille. On observe donc un transfert du capital culturel, linguistique et stylistique de l’auteur au narrateur, et du narrateur à ses délégués. Ainsi, malgré les dénégations des lecteurs, leur style semble tout aussi innovant littérairement que celui du narrateur. Reste cependant que si les narrateurs secondaires, comme le narrateur principal, possèdent une qualité de " vue " qui leur permet d’apercevoir des choses que les autres hommes ne voient pas encore, les tentatives de formulation qui font suite à ces découvertes ne sont peut-être pas toujours aussi achevées dans le discours cité que dans le discours citant. Le savoir moral dispensé par le narrateur semble atteindre un point d’aboutissement théorique qui n’est pas toujours celui des narrateurs délégués, même dans le cas du discours très littéraire des mémorialistes. Les énoncés généraux sont ainsi plus répandus dans le discours du narrateur que dans celui des autres énonciateurs. Preuve en est par exemple qu’à partir de la vingt-quatrième feuille, où le narrateur décide d’augmenter les réflexions de l’Inconnu des siennes, on note une nette croissance du nombre d’énoncés généraux dans le discours de l’Inconnu, donc au niveau de la narration, réflexions qui jusque là étaient le plus souvent assumées, au niveau de la diégèse, par le père dans ses dialogues avec son fils (du reste, ce père meurt très opportunément peu après l’entrée en scène du narrateur principal dans le récit). Les autres narrateurs délégués, et notamment les auteurs des textes épistolaires, emploient certes parfois des tournures généralisantes, mais c’est le plus souvent pour méditer sur leur propre situation, à l’intention de tous ceux qui seraient dans une situation similaire. Il en est ainsi de la jeune dévote malgré elle qui fait des réflexions sur les jeunes filles (" une fille de mon âge qui parle de sa taille et de son visage, c’est tout comme si elle était à sa toilette ", " vous jugez bien qu’une âme de seize ans n’est pas à son aise sous ce petit attirail-là "), du vieillard qui fait des réflexions sur les hommes de son âge, et de la dame âgée, qui fait des réflexions sur les femmes. Etudions un exemple plus particulier de retour d’un discours à l’autre, d’un même trait stylistique qui reçoit précisément dans le discours du narrateur une formulation plus aboutie que dans celui des narrateurs délégués. On remarque, en effet, le retour chez nombre des narrateurs responsables d’un discours écrit, de courts passages dans lesquels le narrateur tente de définir une notion nouvelle qui lui échappe, ce qui se traduit par l’usage de l’expression " je ne sais quel/quoi ", ou/et une accumulation de phrases paratactiques, qui tentent d’approcher ce sentiment nouveau en se servant d’une catégorie voisine. De tels passages surviennent notamment lorsqu’un narrateur se livre à une analyse de ses sentiments (ou de ceux des autres dans le cas du narrateur principal). Par exemple, la description que fait le narrateur central des sentiments d’une âme qui refuse de se laisser aller au vice, provoque l’apparition de ce trait caractéristique du discours moral chez Marivaux :

Il y serait entré je ne sais quelle douceur de vous trouver dans l’ordre, hors de reproche ; et comme en état de vous regarder avec quiétude et confiance ; il s’y serait mêlé je ne sais quel sentiment de votre innocence, je ne sais quelle suavité que l’âme respire alors, qui l’encourage, et lui donne un avant-goût des voluptés qui l’attendent. Oui ! voluptés, c’est le nom que je donne aux témoignages flatteurs qu’on se rend à soi-même après une action vertueuse. |29|

Ici l’hésitation du narrateur se résout par la découverte d’un mot " voluptés " qui, issu d’un autre champ (celui des plaisirs du corps), exprime métaphoriquement l’idée que le narrateur, n’arrivant pas à saisir, ne pouvait que définir par la négative, en s’appuyant sur des notions proches (la douceur, le sentiment de l’innocence, la suavité). Chez les autres narrateurs, cette tension de l’écriture ne se résout pas toujours : ainsi le vieil homme abandonné par son fils ne sait trouver le mot juste pour dépeindre son sentiment d’abandon : " Ah, c’est ici où les expressions me manquent ; c’est ici où mon cœur est saisi, où je souffre ce qui n’est point douleur, ce qui n’est point désespoir, mais quelque chose de plus cruel que tout cela " |30|. Cette déréliction plus forte que ce que tous les mots appropriés désignent habituellement (le désespoir, la douleur), ne trouve pas, à la différence de l’exemple précédent, l’expression nouvelle qui permettrait de l’exprimer véritablement. Mais ce plus grand degré d’achèvement dans la définition, la nomination, l’abstraction des nouvelles notions découvertes, est-il le signe d’une supériorité du discours du narrateur sur celui des autres énonciateurs ? Il semble que la part d’imagination et de création laissée aux lecteurs dans le discours des narrateurs délégués soit nettement plus grande que dans le discours du narrateur, qui est déjà ’fini’, puisque leur écriture par approches négatives successives s’appuie finalement beaucoup sur ce qui peut être suggéré par ce biais dans l’esprit du lecteur. Un dernier exemple parmi de nombreux autres nous en convainc : lorsque l’inconnu cherche à établir les causes de la tristesse de sa mère dans la vingt-et-unième feuille, après la maladie et la banqueroute de leur père, il décrit de cette manière l’expression de son visage et de celui de sa sœur : " (…)enfin je ne sais quelle tristesse muette et honteuse qu’elle voyait en nous, que la misère peint sur le visage des honnêtes gens qu’elle humilie, et qui fait plus de peine à voir aux personnes qui ont du sentiment que la douleur la plus déclarée ; tout cela jetait ma mère dans une affliction dont elle n’était pas la maîtresse. " |31| Sans décrire concrètement comment se manifeste sur son visage et celui de sa sœur ce que leur mère y voit, le narrateur suggère au lecteur, en cherchant à lui faire combler le blanc de cette description physique par la réminiscence d’une impression personnelle, cette sorte de tristesse qui n’est pas exactement la douleur déclarée. En somme, c’est la similarité des ambitions stylistiques et littéraires du narrateur et de ses délégués qui frappe plus que leur différence, même si celles du narrateur sont plus explicites et abouties. Seules changent sur ce plan stylistique l’image et la forme sous laquelle le texte communique au lecteur ce savoir renouvelé sur la psyché de l’homme : dans le discours des narrateurs secondaires, le désir de reconnaissance sur la scène littéraire du sujet de l’écriture est presque totalement éclipsé, et une part importante de la création est laissée au lecteur par l’état d’inachèvement plus ou moins prononcé du discours moral.

Différences d’idées

Cependant, si les critiques pointent à tous les niveaux narratifs du texte des traits de style qu’ils rattachent à la personnalité d’un seul auteur, et ont donc une perception globale de continuité entre les différents narrateurs, n’est-ce pas que le deuxième régime textuel, fondé sur la polyphonie, est la continuation masquée du même régime, fondé sur l’autorité d’une seule voix, d’une autre manière ? Les délégués du narrateur ont-ils une parole autonome, ou continuent-ils sous un autre nom, (ou plutôt à un autre degré narratif, les narrateurs n’étant précisément pas différenciés par des noms), et sur un autre mode, qui piège le lecteur en l’instituant habilement co-énonciateur du discours moral qui s’énonce, la parole du narrateur ? Le passage de la parole sert-il à mettre en valeur les thèses du discours source, ou au contraire à apporter au lecteur un point de vue différent ? La coprésence, dans nombre de feuilles du Spectateur Français, d’un discours citant relativement développé et d’un discours cité également important, va nous permettre d’examiner avec précision les relations de redondance ou d’opposition idéologique éventuelles entre les discours du narrateur et de ses délégués. Cette coprésence de deux discours issus de deux énonciateurs différents, autorise une mise en parallèle des relations entre discours citant et discours cité dans le Spectateur Français, avec les relations qui s’instaurent entre deux interlocuteurs lors d’un dialogue : même s’il n’y a pas toujours ’échange’ à proprement parler entre les deux sources énonciatives (sauf dans les situations effectives de dialogue, ou d’échange épistolaire), le fait que le narrateur au moins livre ses réflexions sur le discours cité permet d’évaluer les positions respectives des deux énonciateurs. Il est donc possible de se servir du classement des différentes situations d’interlocution mis au point par Sylvie Durrer |32| à propos des dialogues romanesques : cette dernière distingue en effet trois schémas possibles de la communication, un schéma d’interaction didactique, polémique, ou dialectique. Dans le schéma didactique, une seule opinion domine et s’impose, tandis que dans le schéma polémique, deux opinions différentes s’affrontent, et, dans le schéma dialectique, se complètent : à laquelle de ces modalité de la communication se rattachent les relations entre discours citant et discours cité dans le Spectateur Français ?

La citation du discours d’autrui ouvre-t-elle un échange polémique ?

Un schéma d’interaction polémique (dans lequel deux opinions s’affrontent) peut-il rendre compte des rapports, ou de certains rapports, entre discours citant et discours cité dans le Spectateur Français ? Une scène peut être analysée en fonction de ce type d’interaction : c’est la querelle qui oppose le narrateur à un amateur de livres en gros volumes, dans la sixième feuille, où on entend le narrateur et son adversaire s’affronter à propos de la valeur littéraire des œuvres publiées sous forme de feuilles. Lors de cette dispute, pour reprendre les critères qui distinguent selon Sylvie Durrer les échanges polémiques, les deux interlocuteurs " prétendent tous deux détenir des informations décisives, voire la vérité, et dénient cette qualité à leur partenaire " |33|. Leurs actes de langage se réduisent à une alternance d’assertions/ contre-assertions. Leur désaccord n’est pas résolu à la fin de l’échange. Attardons-nous sur ce dernier point : l’adversaire du narrateur part en effet sans avouer sa défaite, et se justifie à l’aide d’un cliché qui véhicule un relativisme très accommodant, en permettant à chacun de camper sur ses positions : " Chacun a son goût, et je vois bien que vous n’êtes pas du mien, me dit alors le personnage qui se retira mécontent et décontenancé (…) " Or l’avantage que le lecteur donne de toute évidence aux arguments du narrateur sur ceux de son adversaire à la fin de cet échange, empêche de considérer que le débat entre les deux personnages puisse être une simple différence de goût, mais porte au contraire à croire que l’un a raison, et l’autre tort : le narrateur persuade aisément le lecteur, malgré les critiques que son adversaire fait contre les publications par feuilles, que la grosseur ou la petitesse du contenant ne devrait pas faire préjuger de la valeur du contenu. Tous les points de vue se valent-ils effectivement, comme semble le présupposer l’expression utilisée par l’adversaire du narrateur pour se justifier ? Telle est la question à laquelle le narrateur semble vouloir conduire ses lecteurs, en attirant leur attention sur cette formule qui proclame que chacun a droit d’avoir son point de vue, mais qui, telle qu’elle est mise en scène dans le Spectateur Français, n’a que des conséquences désastreuses : chacun repart convaincu de la valeur de son jugement, aussi bien le perdant de l’échange polémique que celui qui en est sorti victorieux |34|. Pour le narrateur, différents points de vue coexistent certes, mais ils ne semblent pas tous égaux dans leur degré de vérité : il semble croire qu’un accord entre les hommes est possible, qu’une vérité universelle, universalisable, existe qui transcende les différents points de vue individuels. Voici en effet le commentaire final du narrateur : " notre conversation réconciliera [ peut-être ce personnage] dans la suite avec les brochures ; si ce n’est pas avec les miennes, qui peuvent ne pas le mériter, ce sera du moins avec celles des autres. " |35| Après le choc des amour-propres provoqué par la querelle, l’adversaire du narrateur devrait donc normalement retourner à un juste point de vue, et abandonner le sien, convaincu de fausseté. Par conséquent, tout point de vue n’est pas nécessairement porteur de vérité, et tout individu susceptible de produire un juste discours, que ce soit sur des questions d’esthétique comme ici, ou de morale. Le jugement individuel peut errer, la mauvaise foi des locuteurs l’emporter, et les paroles des hommes se révéler inutiles à rapporter, comme on le voit particulièrement à travers les débats proprement dits auxquels assiste le narrateur, que ce soit la discussion politique de la fin de la cinquième feuille, ou la dispute entre l’espagnol et un jeune fat à propos de la religion dans la quinzième feuille, ou encore le débat savant de la vingt-troisième feuille, pour lesquels il omet totalement de reproduire les paroles effectives qui s’énoncent (" je ne répèterai point ce qu’il disait " |36| écrit-il dans la cinquième feuille à propos d’un des discoureurs politiques) : ce procédé de narrativisation complète de scènes de paroles, transfère alors l’attention du lecteur moins sur ce qui est disputé que sur la manière même de disputer. La possession de la parole devient en effet dans ces querelles l’objet d’une lutte, pour faire admirer son esprit, au mépris de toute objectivité. Aussi, après le débat, ne reste-t-il plus, dit le narrateur, " qu’une masse d’idées subtiles et bizarres, qui se croisent, qui ne signifient rien, et que l’emportement et l’orgueil de primer ont férocement entassées les unes sur les autres " |37|. L’affrontement polémique ne remporte donc guère les suffrages du Spectateur Français : les discours qui présentent une opposition frontale avec les propres idées du narrateur ne trouvent que rarement leur place dans l’œuvre -et lorsqu’ils la trouvent, la polémique ne survit généralement pas, puisqu’un seul point de vue triomphe. C’est de préférence dans des situations de recréation fictive dans son propre discours, de pôles virtuels d’opposition ou de discussion, que le narrateur se plaît à prêter la parole à des contradicteurs possibles : par exemple au début de la sixième feuille, où il charge un lecteur hypothétique de discuter sa comparaison entre les peines d’une femme du monde et celles d’un anachorète. En effet, alors que le narrateur choisit de montrer les dysfonctionnements qui touchent les débats publics, en faisant l’ellipse des paroles effectives pour se concentrer sur les rapports de force entre les participants, il prend le plus souvent le parti opposé pour rapporter, à l’intérieur de son texte, le discours des catégories de personne qu’il prend à parti, en leur cédant fictivement la parole au discours direct. Ce procédé est relativement fréquent dans le discours du narrateur : on l’observe, outre l’exemple que j’ai déjà cité, dans la troisième feuille à l’occasion de sa rencontre avec des jeunes gens vaniteux, dans la quatrième feuille lorsqu’il prête la parole à l’homme riche corrupteur de la jeune fille, dans la septième feuille lorsqu’il dénonce l’hypocrisie des amateurs des Anciens et des auteurs sans talents. Ce procédé énonciatif, proche de la prosopopée, par lequel le narrateur imagine le discours d’autrui, est-il le signe d’une ouverture au débat, à l’affrontement de points de vue ? En réalité, il semble que ne soit laissée à ces premières personnes qui s’expriment sur ce mode purement fictif, aucune chance ou possibilité de se raconter eux-mêmes, de choisir la perspective et les objets de leur discours. Grâce à cette pratique, le narrateur réalise en fait le coup de force d’attribuer ses propres traits satiriques, aux personnes elles-mêmes ciblées par sa critique. La violence ainsi faite à ce qui pourrait être le discours réel de ces personnages sur eux-mêmes est manifeste lorsque le narrateur avoue que ces fausses citations ne sauraient ressembler aux paroles effectives des personnes qu’il caricature. Mais il se ressaisit aussitôt en arguant que ce doit être là leurs pensées, faisant obédience à la conception classique selon laquelle " on ne se sert des paroles que pour déguiser ces sentiments " |38| : " Si ce ne sont pas là vos paroles, du moins ce sont vos pensées. " |39| ; " voici ce que ceux-là disent à leur tour, ou du moins ce que chacun d’eux pense. " |40| Mais peut-il même s’agir de leurs pensées ? Le narrateur formule lui-même avec lucidité ce problème :

Ce petit discours que je fais tenir à nos jeunes gens, on le regardera comme une plaisanterie de ma part. Je ne dis pas qu’ils pensent très distinctement ce que je leur fais penser ; mais tout cela est dans leur tête, et je ne fais que débrouiller le chaos de leurs idées : j’expose en détail ce qu’ils sentent en gros (…). |41|
Si ce ne sont pas là vos paroles, du moins ce sont vos pensées. Vos pensées ! non, je ne puis le croire : elles ont peut-être menacé de se montrer, mais vous en avez craint la laideur trop affreuse, et vous vous y êtes refusés ; votre âme n’aurait pu supporter la vue d’une méchanceté si distincte (…). |42|

Le narrateur place donc dans la bouche de certains personnages la verbalisation de pensées qu’ils n’oseraient ni avouer aux autres, ni même s’avouer à eux-mêmes, puisqu’elles ne sont présentes dans leur esprit qu’à l’état chaotique. Si non seulement les paroles, comme le pensait Balzac, mais les pensées elles-mêmes sont décrétés trompeuses, quel est alors l’intérêt d’un débat réel avec, par exemple, des critiques qui ne peuvent avoir conscience de leur aveuglement ? Avec un riche corrompu qui se refuserait à voir, à distinguer sa propre bassesse ? On voit que l’affrontement avec des pôles réels de discussion n’intéresse, à certains endroits du texte, que peu le narrateur : l’erreur, l’aveuglement, la mauvaise foi invalident à ses yeux le discours de ses possibles contradicteurs.

Une interaction dialectique entre le discours citant et discours cité

Une autre tendance contrebalance cependant cette pente démiurgique du narrateur, manifestée dans la première partie de son texte, à jouer tous les rôles et à se substituer entièrement à autrui, qui justifie au contraire qu’une véritable place soit cédée à la parole de l’autre : " les hommes sont faux ", certes, et c’est en ce sens que le narrateur peut entreprendre de révéler leurs véritables pensées, " mais ce qu’ils pensent dans le fond de l’âme perce toujours à travers ce qu’ils disent et ce qu’ils font ". (JOD, p.397). " À travers le détour qu’emprunte en apparence l’énoncé, se révèle toujours le sentiment secret ou l’être profond du locuteur ", écrit Jean-Paul Sermain |43| : il existe donc un autre moyen pour connaître les hommes que de recourir aux discours démystificateurs d’un narrateur ayant le pouvoir de lire à travers le chaos et l’indistinct des pensées des hommes, c’est de partir de l’" opacité " |44|même de leurs propres discours sur eux-mêmes. L’idée d’une redistribution de la parole, d’une ouverture du journal aux paroles des autres hommes, est donc ici remotivée. En ce sens, les discours cités -à la différence de ces fausses citations que nous venons d’examiner- le sont moins parce qu’ils s’opposeraient de front aux discours du narrateur, ou qu’au contraire ils continueraient ceux-ci à un autre degré narratif, mais plutôt pour que le lecteur repère, à travers la parole d’un autre homme, des signes possibles de complaisance ou de dissimulation à l’égard de la vérité, qui rendent son point de vue restreint et peut-être partial sur le monde, mais qui permettent d’orienter pourtant les lecteurs, après des ajustements successifs, vers une juste vision des choses. Nous le voyons dans les feuilles qui contiennent dans des proportions importantes des discours du narrateur premier, et d’un de ses délégués : si les propos des personnages semblent présenter au premier abord des éléments de redondance sémantique, les légers décalages qui se font sentir entre les deux discours permettent de penser que le discours de l’autre n’est pas totalement asservi à celui de la voix centrale, mais est l’émanation d’un point de vue propre. Pour ne citer qu’un exemple, les relations qu’entretiennent les textes réunis par le narrateur autour du discours de la jeune fille abandonnée, retranscrit dans la suite des neuvième, dixième et onzième feuilles, mettent en valeur la partialité des points de vue individuels. L’histoire de Mirski et Eleonor insérée par le narrateur dans la onzième feuille met en effet en scène un discours qui concurrence celui de la lectrice du Spectateur Français. Viniescho, le fils de l’écuyer d’Eleonor, l’héroïne de l’histoire rapportée par le narrateur, a abandonné une jeune femme qui était enceinte de lui : il est donc dans la même situation que l’amant en fuite de la jeune fille du Spectateur Français. Or c’est lui-même qui raconte son histoire devant Eleonor : la parole est ainsi laissée à un personnage négatif ; son récit indigne d’ailleurs Eleonor qui le chasse |45|. Mais le fait même de rapporter exactement (au discours direct) les paroles de Viniescho, le séducteur sans scrupules, introduit un effet de " brouille ou de contradiction interne " avec le discours de la jeune fille auteur des lettres publiées dans le Spectateur Français, pour reprendre les termes que Susan Suleiman applique aux cas où sont rapportés dans un roman des paroles d’un personnage négatif |46|. En effet la version " féminine " d’un tel événement, c’est que la femme se perd par " un excès d’estime " pour son amant |47|, la version " masculine ", que la femme doit moins sa chute à un excès d’estime pour son amant qu’à un coup de folie :

Promettre à une fille de l’épouser, si elle se fie à vous, n’est-ce pas lui promettre une impertinence ? N’est-ce pas lui dire : Je m’engage à vous prendre pour épouse, quand vous ne le mériterez plus ? Pourquoi donc s’y fie-t-elle ? C’est, dit-on, qu’elle vous croit honnête homme. Ce n’est pas cela, c’est qu’elle a aussi le transport au cerveau, c’est qu’elle vous aime et qu’elle prend pour conviction de votre probité l’envie qu’elle a de vous mettre à l’épreuve. |48|

Les réflexions de Viniescho donnent ainsi un autre motif à la confiance que la jeune fille a voulu placer dans son amant : il remplace une motivation haute (donner une preuve de sa confiance à un amant pour lui prouver qu’on fait grand cas de son honnêteté) par une motivation moins noble (se persuader de son honnêteté pour mieux se permettre de satisfaire sa passion) |49|. Le dialogisme auquel s’ouvre cette suite de feuilles en rapportant les propos de Viniescho jette ainsi un éclairage nouveau sur ceux de la jeune fille, qui invite non à douter de sa vertu et à la taxer de mauvaise foi, mais à voir qu’elle occulte en partie ce qui dans sa décision de se donner à son amant pouvait ressortir d’une folie passionnée. En tous les cas, le point de vue de la jeune femme représente un point de vue engagé qui n’est pas l’expression exacte du savoir que le narrateur livre au lecteur, savoir qui globalise les diverses représentations individuelles. Dans cette catégorie de feuilles où les deux discours, citant et cité, apportent chacun leurs propres nuances individuelles quant à l’élaboration d’une vérité, le savoir, s’énonçant par l’accumulation d’expériences venues de sources énonciatives différentes, progresse de manière dialectique.

Faux dialogues et didactisme

Mais cette ouverture au point de vue de l’autre n’est-elle pas parfois un artifice qui feint de partager l’élaboration du savoir entre plusieurs sources énonciatives, pour mieux dissimuler la parole individuelle du seul narrateur ? Il en est par exemple ainsi lors du dialogue du narrateur avec un inconnu " à physionomie massive ", qu’il a rencontré dans une promenade publique, dans la dixième feuille. Le narrateur se range entièrement à son discours puisqu’il le publie à la place de ses propres réflexions, et qu’il en fait implicitement l’éloge en disant que depuis cette rencontre, il a toujours été " sur le qui-vive avec les physionomies massives ", suggérant ainsi que ses réflexions étaient aussi fines que sa physionomie pouvait être grossière. Or, l’homme est un inconnu qui délivre ex-abrupto un savoir moral qui ne s’enracine dans aucune expérience individuelle explicite. La connaissance qu’il montre à propos de la gent féminine est donc pour le moins mystérieuse quant à son origine. L’échange est en réalité un faux dialogue : le narrateur feint de ne pas comprendre ses propos uniquement pour lui permettre de les expliquer, et ses interventions se réduisent à des phrases comme : " Vous me surprenez, comment l’entendez-vous donc ? " |50|. L’échange semble purement didactique et non pas dialectique. Enfin la manière dont la rencontre se termine la déréalise encore un peu plus : l’orage approche, et l’inconnu s’en va comme il était venu. Dans cette séquence, la délégation de parole semble être une esquive pure et simple de sa propre parole par le narrateur. En donnant l’impression qu’elle s’énonce par un autre que lui, il peut ne pas endosser la responsabilité de ce discours. Or le Spectateur français contient plusieurs de ses doublures plus ou moins voyantes du narrateur : qu’on pense notamment à toutes ces lettres qui sont envoyées par de bons " amis " du narrateur ou lecteurs attentionnés du journal, et qui ne sont absolument pas individualisés. C’est le cas par exemple du billet que le narrateur glisse à la fin de la neuvième feuille, qui contient une pique contre ceux qui vouent un culte aux écrivains de l’Antiquité, l’auteur du billet racontant sa découverte d’une page de l’Iliade qui a servi à emballer des " denrées d’épicier ". Cet épisode vient étoffer d’une pointe satirique les propos tenus par le narrateur dans la septième feuille à l’égard de ceux qui " adore[nt] Homère " |51|. Par ailleurs, l’auteur du billet revendique une neutralité similaire à celle affichée par le narrateur lui-même dans la septième feuille, où il se défend de ne vouloir attaquer que les Anciens. |52| La redondance idéologique des propos du narrateur et de son délégué est ici parlante : on s’aperçoit que le Spectateur français fait parfois artificiellement d’autres hommes des sources d’une réflexion qui semble ne venir en réalité que de lui. Le changement de locuteur semble ne porter avec lui qu’un changement de ton, de genre de texte : après le ton acerbe de la septième feuille, voici en effet une " gaieté ", un trait comique. La polyphonie énonciative se réduit alors à une simple polyphonie tonale et générique. Ces " amis " du Spectateur français reparaissent à plusieurs reprises, dans la vingtième feuille par exemple où le narrateur fait endosser à l’un d’entre eux censé lui écrire " de Paris " la critique d’Inès. Dans cette lettre, les marques d’épistolarité sont extrêmement réduites, et la personnalité de l’ami perce très peu à travers ces considérations purement esthétiques et littéraires : n’est-ce pas pour pouvoir faire à son gré un éloge de la pièce de son ami La Motte que Marivaux fait déléguer la parole à son narrateur, pour pouvoir encore un peu plus éloigner de lui la responsabilité de ces louanges ? Que ces nombreux amis du Spectateur Français (ou bien est-ce toujours le même dont il est question ?) soient des doubles du narrateur-auteur du journal, la septième feuille nous le confirme : " Je disais l’autre jour à un des mes amis, à qui les reproches dont j’ai parlé sont ordinaires : Savez-vous bien ce que chez certaines gens signifient ces mots : ils courent après l’esprit ? " |53| C’est bien plutôt à l’auteur du Spectateur Français que la critique de " courir après l’esprit " a été maintes et maintes fois adressée : l’ami du narrateur, ne serait-ce pas malicieusement Marivaux lui-même ? Cet ami est en effet son double littéraire, celui qui lui donne des conseils pour la variété de son texte (vingt-troisième feuille), qui écrit à sa place un morceau de critique littéraire (vingtième feuille), qui se moque du culte rendu aux anciens (neuvième feuille), qui reçoit des critiques d’autres agents du champ littéraire (septième feuille). Ainsi l’invention de cet " ami " serait un moyen dissimulé de rapprocher encore un peu plus de l’auteur.

Qui donc est à même, en définitive, de délivrer un savoir sur la psyché ? Est-ce l’écrivain, élu, reconnu par les autres producteurs du champ littéraire, et/ou le public, pour ses qualités d’écriture ? Ou les hommes du commun, quand une situation particulière les saisit ? En apparence, la deuxième de ces propositions l’emporte : la parole des locuteurs étrangers à la scène littéraire finit par submerger dans le journal la voix du narrateur qui assume les ambitions esthétiques et littéraires de l’écrivain. Mais, nous venons de le voir, il n’est pas toujours si simple de distinguer stylistiquement et idéologiquement le discours citant du discours cité dans le Spectateur Français : si la délégation de la parole au plan des idées n’est pas toujours feinte, elle est cependant toujours incomplète au niveau formel et stylistique. Aussi l’idée que chacun puisse devenir sans qualités particulières un sujet de savoir, est, dans l’espace même du Spectateur Français, un leurre, puisque chaque narrateur prétendument ’ordinaire’ récupère une partie du génie linguistique de l’écrivain. Le narrateur se sert-il finalement du discours de ses délégués pour divulguer un savoir sur la psyché novateur, sans en assumer la responsabilité ? René Démoris a montré la force des interdits qui touchaient la question de la constitution d’un savoir par le biais de la seule expérience, et non plus de la culture livresque |54| : nous verrions ici, dans cette polyphonie énonciative qui dilue la responsabilité de l’écrivain, tout en maintenant une continuité stylistique indépendamment des changements de locuteurs, les marques de cette tension qui entoure l’élaboration d’un type nouveau de savoir moral. Mais le fait que des orientations idéologiques différentes jaillissent parfois des différents discours, cité et citant, montre que l’écrivain, bien qu’il se serve en un sens de ses divers narrateurs, choisit également de se mettre à leur service en leur prêtant voix, c’est-à-dire en épousant leur point de vue tout en leur prêtant son style, phénomène qui annonce le monopole et l’autonomie de la parole des narrateurs-auteurs de ses romans-mémoires, La vie de Marianne, et Le paysan parvenu. Cette petite enquête sur le sujet de savoir tel qu’il est défini dans le Spectateur Français montre donc que si l’homme de la rue a quelque chose d’intéressant à dire, c’est encore avec l’aide et le savoir d’un producteur littéraire, qui cherche alors comme lui à être reconnu |55|.

Antonia Zagamé
Université Paris III-Sorbonne Nouvelle

|1| Voir Journaux et Œuvres diverses, éd. par F. Deloffre et M. Gilot, Bordas, Paris, 1969, (que nous désignerons maintenant par JOD), p.116.
|2| Sur cette question de la reconnaissance problématique de l’écrivain comme sujet de savoir au XVIIe et XVIIIe siècle, voir l’article fondateur de René Démoris, " L’écrivain et son double : savoir et fiction dans le texte classique ", Les sujets de l’écriture, Presses universitaires de Lille, 1981, p.65-84.
|3| Voir Gérard Genette, Figures III, Seuil, 1972, p.192.
|4| Les spécialistes ont souvent remarqué la polyphonie énonciative du journal. Voir par exemple David J. Culpin, qui parle de la " complexité de la structure narrative " de l’œuvre. (" Journalisme et fiction dans le Spectateur Français de Marivaux ", Journalisme et fiction au XVIIIe siècle, Malcom Cook et Annie Jourdan (eds), Peter Lang, Bern, Berlin…, 1999, p.17-18.)
|5| Danielle Coltier, " Introduction aux paroles de personnages : fonctions et fonctionnement ", Pratiques n°64, décembre 1989, p.70.
|6| JOD, p.127.
|7| Il semble du moins toucher le narrateur : " Tout honnête homme sentira combien les discours de cette fille ont du me toucher " (JOD, p.129)
|8| Voir JOD, p.132 : " Mais c’en est assez, ces réflexions m’ont mené trop loin ; il en naît encore de très importantes de l’aventure de cette fille et de sa mère, qui n’ont pu aborder leurs juges, et dont la pauvreté met les affaires en souffrance ; cela me fournit une matière digne d’être traitée dans un autre discours. " Nous soulignons.
|9| Voir JOD p.129 : " Qu’il est triste de voir souffrir quelqu’un, quand on n’est point en état de le secourir, et qu’on a reçu de la nature une âme sensible qui pénètre toute l’affliction des malheureux, qui l’approfondit involontairement, pour qui c’est comme une nécessité de la comprendre et de ne rien perdre de la douleur qui peut en rejaillir sur elle-même ! " (nous soulignons). M. Gilot et F. Deloffre soulignent bien dans leur édition que " voici l’apparition dans notre littérature de cette expression qui aura un tel succès au XVIIIe siècle ". (voir JOD, p. 583, note 65).
Cette sensibilité du narrateur est à l’origine d’un phénomène d’identification. Le narrateur avoue être " presque aussi affligé qu’elle [la jeune fille malheureuse] " ; une équivalence s’établit entre les deux personnages, par une relation en miroir entre le narrateur et les malheureux qui souffrent. Son discours est du reste adressé non pas tant aux hommes riches en général, qu’à l’homme riche en particulier qui a tenté de corrompre cette jeune fille, montrant par l’usage qu’il fait des pronoms personnels qu’il entend bien s’adresser tout d’abord à un individu en particulier : il se substitue ainsi à la jeune fille pour faire à sa place les réflexions susceptibles de faire fléchir son corrupteur. Enfin, le narrateur invective successivement, quoique dans l’ordre inverse, les deux catégories de personnes que la jeune fille avait évoquées dans son discours pour s’en plaindre. Après l’apostrophe à l’homme riche, le narrateur commence une apostrophe aux juges qu’il n’aura pas le temps de finir : le discours du narrateur est ainsi aligné point par point sur celui de la jeune fille.
|10| Le Spectateur Français, par M. de Marivaux. Nouvelle édition augmentée de plusieurs ouvrages du même auteur dans le même genre, à Paris, chez Prault, 1752, contient une " Table alphabétique des principales matières contenues au présent livre ".
|11| Dans cette feuille, l’absence de réflexions du narrateur est totale pour la première fois, malgré les demandes de ses lecteurs.
|12| A savoir les lettres de la jeune fille séduite des neuvième, dixième et onzième feuilles, du mari de la femme avare, et de la fille de la femme dévote de la douzième feuille, du vieil homme de la quatorzième feuille, et enfin (mais de manière beaucoup plus marginale) de l’Inconnu dont les mémoires occupent les dernières feuilles de l’œuvre.
|13| Ils attendent que le narrateur fasse à propos de leur situation des réflexions morales, desquelles ils espèrent le plus souvent qu’ils fassent plier le tyran qui les opprime. Ainsi le mari narrateur de la lettre de la douzième feuille s’attend à ce que le narrateur guérisse par ses réflexions sa femme de son avarice. Voir JOD, p.175 : " (…) comme elle lit vos feuilles qu’on lui prête, je souhaiterais que dans un de vos discours vous essayassiez de me soulager par des réflexions qui la fissent rougir de son avarice, et qui m’épargnassent à moi l’achat des verges dont le la châtie. "
|14| " Je n’en puis plus, je vous en prie, sauvez-lui la vie, prêchez la du mieux qu’il vous sera possible, préservez-la d’une mort subite que je suis toujours tenté de lui donner. " (JOD, p.176).
|15| JOD, p.116.
|16| JOD, p.143.
|17| De même, le comédien qui prend la parole dans l’Indigent Philosophe semble l’incarnation d’un refus de l’auctorialité nettement plus iconoclaste que celui de l’Indigent lui-même, puisqu’il tourne explicitement en dérision aussi bien la logique et ses syllogismes, c’est-à-dire l’art de penser, que le beau style, l’art d’écrire, et surtout la valeur qu’on lui décerne : VoirL’Indigent Philosophe, JOD, p.293 , " Mais à propos de Jupiter, avec quelle élégance ne l’ai-je pas mis là ? Sans moi, camarade, vous n’y preniez pas garde ; ah !qu’on trouve de belles choses à table ! Mon ami Jupiter, du temps qu’il régnait, n’avait qu’à branler la tête pour émouvoir la terre et les cieux : suivez-moi ; et la dame en branlant la sienne, inspira du respect pour moi à toute l’assemblée. Corbleu ! Du respect, j’en mérite, au moins, pour avoir si bien dit ! Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais un peu de vénération me conviendrait assez. ".
|18| JOD, p.176
|19| Jean-Paul Sermain, " Une lumière d’arrière saison : Casanova et la langue française ", Metamorfosi dei Lumi, Edizioni dell’Orso, Alessandria, 2001, p.97.
|20| JOD, p.149.
|21| Jenny Mander, Circles of learning. Narratology and the early eighteenth century French novel, Studies on Voltaire and the eighteenth century (366), Oxford : The Voltaire Foundation, 1999 : " Pour Marivaux, les différentes manières dont les individus voient les choses peuvent être rendues en termes de distinction de qualité, qui peuvent à leur tour être représentées en termes d’espace, en fonction de " jusqu’où " un individu peut voir, c’est-à-dire en fonction de sa profondeur de vue. "
|22| Ibid., p.107.
|23| JOD, p.67.
|24| Voir JOD, p. 146 : " Ne vous a-t-on pas dit que cet écrivain courait après l’esprit ? n’était point naturel ? Eh bien !n’avez-vous pas senti qu’on avait raison ? Le moyen de n’en pas convenir !En le lisant, vous avez trouvé un génie doué d’une pénétration profonde, d’une vue fine et déliée, d’un sentiment nourri partout de réflexions philosophique ; avec ce génie-là, avec un naturel si riche et si supérieur, on est par-dessus le marché nécessairement singulier, et d’un singulier très rare ; cela est donc clair : il n’est point naturel, il court après l’esprit.
Voilà comment on vous dupe, lecteur, voilà les surprises qu’on fait au public, et comment on peut frustrer les talents les plus estimables des éloges qui leur sont dus. " Nous soulignons.
|25| Voir JOD, note 400, p.614.
|26| JOD, p.125.
|27| JOD, p. 219.
|28| JOD, p. 221.
|29| JOD, p.132.
|30| JOD, p.187.
|31| JOD, p. 236.
|32| Je me réfère ici à la typologie des dialogues romanesques élaborée par Sylvie Durrer, dans son article " Le dialogue romanesque : essai de typologie ", Pratiques, numéro 65, mars 1990, p. 37-63.
|33| Sylvie Durrer, Ibid.
|34| Le narrateur attire particulièrement l’attention sur cette formule puisqu’on la retrouve sous différentes variantes dans la bouche de quatre personnages différents, sortis battus d’une discussion : " vous êtes libres d’en penser ce qu’il vous plaira, ce que j’ai dit n’en est pas moins juste " (JOD, 137), dit par exemple le discoureur politique de la cinquième feuille à celui qui s’avise de le contredire. Un peu plus loin, dans la quinzième feuille, c’est un jeune fat qui dit à l’Espagnol resté sceptique après l’exposé de son système de croyance, " Chacun a sa façon de voir " (JOD, 197). Enfin, c’est au narrateur qu’un savant, après avoir bataillé comme un furieux lors d’un débat public pour faire triompher sa seule parole et écraser celle des autres, déclare : " j’ai cru tantôt mon sentiment raisonnable, cependant chacun a le sien " (JOD, 249).
|35| JOD, p.139.
|36| JOD, p.136.
|37| JOD, p. 247.
|38| Comme l’explique Richelet à l’article " Paroles " de son dictionnaire, en se référant à une citation de Balzac.
|39| JOD, p.131.
|40| JOD, p.147.
|41| JOD, p.125.
|42| JOD, p.131.
|43| La citation de Marivaux et la phrase qui suit est extraite de l’article de Jean-Paul Sermain, " Le discours libertin vu par Marivaux ", Eros philosophe, discours libertins des Lumières, eds François Moureau et Alain-Marc Rieu, Champion, Paris, 1984.
|44| Je reprends en le substantivant l’adjectif que Jean-Paul Sermain applique à certains types de discours chez Marivaux (un " discours opaque ").
|45| JOD, p.171.
|46| Voir Susan Suleiman, Le roman à thèse, ou l’autorité fictive, qui analyse en ces termes les cas où les paroles des personnages négatifs sont rapportées (même si c’est pour être condamnées). Si le récit les rapporte, comme ici, d’une façon assez détaillée, et assez exacte (au discours direct), ces paroles peuvent acquérir un accent " vrai " qui agit contre la condamnation qu’elles sont censées provoquer. Le lecteur est ainsi attiré vers de paroles qu’il devrait refuser.
|47| Voir les propos de Fatime, JOD, p.169.
|48| JOD, p.170.
|49| Les considérations de l’Inconnu " à physionomie massive " dans la dixième feuille appuient également la thèse de Viniescho puisqu’il fait une description de la femme vertueuse amoureuse comme celle qui se donne la comédie de la vertu à elle-même : " elle se complaît dans les sentiments vertueux qu’elle oppose ; ils lui font comme une espèce de roman noble, qui l’attache et dont elle aime à être l’héroïne. " (JOD, p.162).
|50| JOD, p.161.
|51| JOD, p.146.
|52| Voici ce qu’écrit quant à lui l’auteur du billet : " Pour moi, qui, comme vous savez, me tiens neutre sur tout culte littéraire, je n’ai fait ni mal ni bien au lambeau grec ; " (JOD, p.159).
|53| JOD, p.146.
|54| René Démoris, art. cité.
|55| On remarque continuellement dans le Spectateur Français, un parallèle entre la situation des Petits (l’infortuné de la première feuille, par exemple), qui ne sont pas écoutés par les Grands, et la situation de l’écrivain qui n’est pas reconnu par les acteurs déjà installés dans le champ littéraire. A la date où est publiée la première feuille, en juillet 1721, Marivaux n’a en effet pas encore publié les œuvres, notamment théâtrales, qui lui assureront le succès et la notoriété, et plus tard son élection à l’Académie française. Depuis 1712, date de la publication de sa première pièce, Le père prudent et équitable, Marivaux a publié ses grands romans de jeunesse, Les effets surprenants de la sympathie (1713-1714), La voiture embourbée (1713), Le Bilboquet (1714), L’Iliade travestie, et quelques contributions au Mercure, comme les Lettres sur les habitants de Paris (1717-1718), les Pensées sur différents sujets (1719), les Lettres contenant une aventure (1719-1720). Marivaux a également fait jouer depuis 1720 ses premières pièces, L’amour et la vérité, Arlequin poli par l’amour, et Annibal.