Site Marivaux
Points de vue américains sur les Journaux
Catherine Gallouët

L’esprit de la rue et le spectacle de l’écriture

Comme on le sait, les narrateurs successifs des Journaux s’en prennent systématiquement aux auteurs. Il s’agit-là d’une préoccupation constante, sorte de motif obsédant, quelle que soit l’identité de ces narrateurs : Le Spectateur français qui nous livre ses feuilles, le vieil Espagnol dont on a traduit les écrits, la femme mûre dont le journal est volé par son ancien amant, le philosophe écrivant à l’abri des regards en son cabinet, l’ex-comédien ivrogne qui raconte sa vie à qui venant, le clochard de la rue qui livre ses « espèces de Mémoires »1 .Aucun ne veut être confonfu avec ces personnages peu recommandables : « Je ne suis point auteur, et j'aurais été, je pense, fort embarrassé de le devenir », tient à préciser le narrateur du Spectateur francais dès sa première feuille. Cette dénégation peut apparaître comme un simple topos de préface : ce pourrait être le cas pour Le Spectateur français. Mais la persistance de ce jeu narratif (on le retrouve à chaque fois qu’est introduit un nouveau narrateur, ou que celui-ci aborde la question de l’écriture) en fait un motif dominant des Journaux. C’est ainsi que l’éditeur supposé des feuilles du Cabinet du philosophe souligne avec insistance que cet ouvrage n’est pas celui d’un auteur :

Voilà ce que vous allez voir ici dans le style d’un homme qui écrivait ses pensées comme elles se présentaient [...] Jusqu'ici vous ne connaissez presque que des auteurs qui songent à vous quand ils écrivent, et qui, à cause de vous, tâchent d'avoir un certain style. Je ne dis pas que ce soit mal fait ; mais vous ne voyez pas là l'homme comme il est. La coquetterie des attentions qu'il a là-dessus vous le déguise ; et il me semble qu'il peut être curieux de voir un homme à cet égard-là (p. 335).

Cette remarque introduit un autre motif constant des Journaux, l’opposition entre l’auteur d’une part, et l’homme, notion floue mais dont la seule évocation doit suggérer, par contraste, tous les manques des auteurs. L’auteur est un homme, soit, mais déguisé, et qui en outre déguise l’homme : il ne peut donc pas rendre l’homme dans sa nature propre, car selon les narrateurs de Journaux, seul l’homme peut rendre l’homme. Aussi le clochard de L’Indigent philosophe rapelle-t-il qu’il écrit selon sa nature : « Je veux être un homme et non pas un auteur, et ainsi donner ce que mon esprit fait, non pas ce que je lui ferais faire » (p. 311). En fait, les narrateurs des Journaux reconnaissent rarement avoir travaillé leur texte ; ils pratiquent une écriture « sans note de bas de page »2 , sans « repentir »sup>3. Quand l’un d’eux, comme l’Indigent philosophe admet un regard sur ses textes (« Je viens de relire ce que j’ai écrit la dernière fois », p. 310), c’est surtout le prétexte d’une longue digression sur les auteurs qui l’amène à s’opposer à l’horizon d’attente de ses propres lecteurs, le produit de conventions littéraires vides : « Je vous dis vos vérités sans façon, car je suis l'homme sans souci, et je ne vous crains point ; vous ne verrez point de préface à la tête de mon livre, je ne vous ai point prié de me faire grâce, ni de pardonner à la faiblesse de mon esprit, cherchez ce verbiage-là dans les auteurs, il leur est ordinaire » (p. 311-312). À l’écriture contrainte et fausse de l’auteur, les narrateurs des Journaux opposent donc la leur, celle d’hommes qui se disent authentiques et libres de toute convention.
L’opposition auteur/homme n’est certes pas nouvelle chez Marivaux. Elle est un topos de l’écriture romanesque marivaudienne : tous les narrateurs des romans nient qu’ils soient auteurs et préfèrent se représenter comme de simples amateurs, cela dès les Œuvres de jeunesse, comme le montrent le narrateur des Effets surprenants de la sympathie4, ou celui de Pharsamon5 : « Suivez-moi cher lecteur, à vous dire le vrai, je ne sais pas bien où je vais ; mais c’est le plaisir du voyage » (p. 457). On retrouve la même opposition auteur/homme dans Le Paysan parvenu, au moment de la conversation dont Jacob est témoin entre un officier et un auteur (en fait, Crébillon fils) dans un carrosse en route pour Versailles : l’officier justifie sa critique du bel-esprit en avançant que c’est « en homme » qu’il parle . Enfin, lorsque l’éditrice des textes de Marianne reprend l’opposition auteur et homme, elle le fait dans un mode autre qui inscrit la différence sexuelle : « Marianne n’a aucune forme d’ouvrage présente à l’esprit. Ce n’est point un auteur, c’est une femme »6.
En fait cette opposition auteur/homme cache dans le texte une discussion sur le texte. Le texte romanesque marivaudien est aussi, toujours, un texte sur le texte. Qu’il s’agisse des œuvres de jeunesse, ou des romans dits de la maturité, toute l’œuvre romanesque de Marivaux est traversée d’une discussion soutenue sur les modes de la fiction et les modalités de l’écriture. Ce besoin réitéré des narrateurs de Marivaux de se démarquer de l’auteur apparaît symptomatique de ce que M. Gilot qualifie dans les Journaux de « passion de la discussion esthétique »7.
Ainsi le narrateur des Effets surprenants de la sympathie explique qu’il compose son roman pour séduire une femme à qui il dédicace l’ouvrage, suggérant que les histoires d’amour de son répertoire servent surtout à provoquer le désir amoureux ; entre ses mains, le roman devient instrument de subversion. Surtout, son texte sentimental est littérature du désir, désir de séduire, ce vers quoi tend l’écriture ; il est aussi exploration du désir romanesque que l’on retrouve dans tous ses états chez les personnages très conventionnels de l’ouvrage. Mais à la fin de l’ouvrage, derrière l’heureux dénouement sentimental de leurs histoires, se profile l’échec du narrateur : la dame reste sourde à ses supplications et insensible aux charmes du roman. Ainsi le roman n’assouvit pas le désir de son créateur. Son roman désormais devenu inutile, il ne déguise pas son irritation et en bâcle la fin8. Or c’est précisément ce genre de roman sentimental qui inspire Pharsamon et Cidalise, les héros de Pharsamon ou les Nouvelles folies romanesques, qui substituent le merveilleux du monde romanesque à ce qu’ils perçoivent comme le médiocre de leur condition quotidienne, et entrent dans le roman comme on entrerait en religion. Or c’est folie que de vouloir imposer le rêve romanesque à la réalité, et la vie reprend ses droits ; il en est de même dans La Voiture embourbée où le réel s’impose de facon brutale après que les récits romanesques des voyageurs les ont entraînés sur les chemins les plus aventureux du roman, et dans ses formes les plus variées. Tous ces textes traduisent certaines formes de désir tant dans la diégèse qu’en dehors : désir d’amour, désir de romanesque, désir de transfert dans un ailleurs rêvé, une temporalité révolue, sorte d’espace pré-lapsaire.Tous sont traversés par un désir de roman qui se veut vrai, dont les principes sont exposés dans ce « manifeste extrêmement vif »9 qu’est l’Avis aux lecteurs des Effets surprenants, où l’éditeur soutient un paradoxe fondamental de la fiction marivaudienne : le vrai est dans le faux, la vérité dans la fiction. Mais face à ce désir, le texte romanesque est problématisé, objet de désirs pour ceux des narrateurs qui se veulent malgré tout romanciers, domaine rêvé pour les personnages qui aimeraient y vivre, et objet de la dérision de certains narrateurs, entre autre celui de Pharsamon, et certains de La Voiture embourbée. Ainsi le désir romanesque reste inassouvi dans les Œuvres de jeunesse : l’écriture choisie, celle du roman traditionnel, auto-référentielle puisque copiant la tradition, miroir du miroir, ne peut aboutir que sur le mensonge et sur l’échec. Une autre forme de fiction est exigée qui, elle, fera « vrai ». Cette fiction est celle de La Vie de Marianne et du Paysan parvenu, considérés par beaucoup comme ouvrages « réalistes », mais qui sont surtout l’expression aiguë de la conscience individuelle, romans du « monde vrai » et textes de l’invention de l’être par son écriture, son expression authentique. Réussite donc, qui contraste avec le semi-échec des œuvres de jeunesse, qui restent tout de même la recherche de « cet excellent vrai toujours manqué »10, recherche qui aurait abouti avec les deux derniers romans.
Dans ce contexte, le fait que la composition et la publication des Journaux précède et chevauche celle des deux derniers romans11 paraît signaler un moment crucial dans la réflexion marivaudienne sur le romanesque. Que révèlent donc les textes des Journaux sur ce passage, tant dans leurs discussions sur l’écriture, que dans leur écriture elle-même ? Peut-on enfin isoler un fait de cette écriture où les aspirations de l’écrivain rejoignent exactement celles avouées de l’écriture ? La première feuille du Spectateur francais semble d’ailleurs nous inviter à examiner à nouveau ces questions, qui commence avec la remarque : « Lecteur, je ne veux point vous tromper, et je vous avertis que ce n’est point un auteur que vous allez lire ici », et qui finit avec le récit de la jeune fille au miroir (p. 114-118). Il est inutile de revenir aujourd’hui sur ce texte très commenté, si ce n’est pour rappeler que la jeune fille, qui pratique devant son miroir les gestes d’une nature séduisante, est elle-même représentation ; elle se construit, se récrit selon le texte prescrit de la séduction, un peu comme Pharsamon imitait les poses des amants décrits dans les romans sentimentaux. Pour le Spectateur, témoin inopiné de ce travail d’auteur, « le miroir a dédoublé le monde, séparé les mots et leur sens, les visages et les sentiments, l’apparence et la réalité »12. Aussi le Spectateur promet-il un texte transparent, le contraire du texte arbitraire de l’auteur. De l’assurance de vérité nue que promettent les remarques inaugurales du Spectateur, au mensonge de la jeune fille, il ne s’agit, en définitive, que de textes : les mots qui veulent échapper à l’emprise des codes (et donc produit de non-auteur), le texte avéré du spectateur, et texte de la coquetterie, dicté par les codes de la séduction, mensonger reflet.
Ce moment de brutale réalisation du mensonge des signes vécu par le Spectateur est un leimotiv des Journaux, signalant l’importance de ce moment fondateur où les signes se réorganisent, où le langage de la connaissance se refonde. Quand le narrateur du Cabinet du philosophe découvre dans une lettre qui ne lui était pas destinée la double trahison de sa maîtresse et de son meilleur ami, sa perception du monde change ; il devient misanthrope, et s’exile volontairement ; cette expérience fait de lui un observateur privilégié de la vie et des hommes. Il en est de même pour la joyeuse ruine financière, sociale, et physique de celui qui est devenu « l’Indigent philosophe » : s’il est philosophe, c’est parce qu’il est indigent et plus ou moins ivrogne, in vino veritas. Ces crises personnelles, qui sont aussi des crises de la connaissance, font que les spectateur gardent en eux, en tout temps et en tout lieu, le soupçon de tout langage : ils deviennent ainsi décodeurs de visages, lecteurs privilégiés des textes de la vie.
« Auteurs » à corps défendant, ou tout au moins producteurs d’écriture, écrivains ou tout au moins, écrivants, les narrateurs ne cessent de parler du langage de la représentation. Car c’est bien dans les Journaux que cette « passion de la discussion esthétique » notée par M. Gilot est particulièrement manifeste. Pris entre le besoin de dire, de témoigner même, et les pièges que tendent l’écriture à celui qui n’y prend garde, les narrateurs des Journaux ne cessent de ressasser la question de l’écriture, et de se situer par rapport aux auteurs. Comme l’on doit s’y attendre, ils leur reprochent, entre autres choses, l’arbitraire des pensées13, l’imitation servile du goût du jour14, la superficialité morale, c’est-à-dire, selon le philosophe en son cabinet, « une beauté qui n’est qu’un objet de curiosité pour l’âme, et jamais un profit pour elle ; [..] d’adroites singerie, d’industrieuses facons de l’Art ». Prédicateurs et auteurs se valent, tous pêchant par le mensonge :

C'est un auteur dont les pensées sortent du vrai ; qui dans les objets, dans les sentiments qu'il peint, y ajoute des choses qui n'y sont pas, qui y sont étrangères, ou qui n'y appartiennent pas assez. Il ne saisit pas les vraies finesses de ses sujets, il les peint d'après lui, et non pas d'après eux : il pense subtilement, et non pas finement ; il invente, il ne copie pas. Voilà son tort. (p. 385).

Car l’auteur, comme le prédicateur, écrit selon des codes imposés, selon un système de socialisation qui exige qu’il se fasse reconnaître : ses amis, son entourage, son monde lui imposent son écriture : « Leur écriture n’est alors que la pure imitation de certain goût d'esprit que quelques critiques de leurs amis avaient décidé le meilleur », explique le Spectateur francais dans la Septième feuille. Si l’on considère les textes des narrateurs des Journaux, on comprend que l’écriture doit étre un acte de dévoilement : il faut se montrer, soi ou les autres, tels que nous sommes tous dans notre humanité, il faut écrire pour dire. Or l’auteur, tel que le conçoivent les narrateurs, est incapable de disparaître derrière son texte, il ne peut que répéter indéfiniment sa propre projection sur le miroir du monde, il ne fait que se re-présenter. En tout temps il doit briller et plaire, son texte reste le reflet égocentrique, la réitération continue et vide d’un monde qui doit constamment se faire dire pour continuer à exister. En proposant, au contraire, un écrivain qui est un homme à part entière, sans entrave, dont le premier devoir est de suivre sa propre individualité, les narrateurs des Journaux révèlent un refus marqué de toute autorité culturelle.
C’est ainsi que, a contrario, le discours des spectateurs-narrateurs sur l’écriture les entraîne à formuler leurs aspirations profondes, qu’il s’agisse d’une éthique de la socialisation, ou d’une esthétique. La mise en spectacle de l’écriture dans les textes de journaux devient, tel le texte de la jeune fille au miroir de la première feuille du Spectateur français, le reflet-réflexion de ces écrivains devant leurs textes, le moment et lieu d’une prise de conscience de chaque narrateur, celle de son exigence d’un style authentique, « son » style, le style de « la différence » qui lui est « propre », pour reprendre les termes utilisés par le Spectateur dans la Huitième feuille, passage qui paraît livrer l’essence même de l’exigence fondamentale de l’écriture marivaudienne :

Écrire naturellement, [...] être naturel n’est pas écrire dans le goût de tel Ancien ni de tel Moderne, n’est pas se mouler sur personne quant à la forme de ses idées, mais au contraire, se ressembler fidèlement à soi-même, et ne point se départir ni du tour ni du caractère d’idées pour qui la nature nous a donné vocation ; qu’en un mot, penser naturellement, c’est rester dans la singularité d’esprit qui nous est échue, et qu’ainsi que chaque visage a sa physionomie, chaque esprit aussi porte une différence qui lui est propre. (p. 149)

Cette remarque montre que le naturel est ancré dans l’individualité du sujet, et comment est revendiquée absolument, comme un devoir, l’originalité de son langage ; elle souligne aussi la force du rejet de tout préformisme ou de toute tradition, rejet qui est autant celui d’une contrainte littéraire que sociale. Le texte des narrateurs des Journaux est le texte même de la différence. La notion de « différance » telle que J. Derrida l’a développée dans ses écrits n’est pas sans rapport avec cette différence marivaudienne, valeur fondamentale, droit et devoir ; d’ailleurs sa critique que la notion de double registre conçue par Jean Rousset « ne décrit pas l’organisme marivaudien dans ses lignes propres. Encore moins dans sa force » rappelle la critique des narrateurs des Journaux contre les auteurs. C’est bien cette même force qu’ils revendiquent pour leurs écrits. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les feuilles des Journaux se fassent souvent véritable plaidoyer de la chose littéraire, et même, paradoxalement, défense de l’auteur, mais d’un certain auteur qui s’exprime selon sa propre nature sans se préoccuper de l’opinion critique. Pour le philosophe du cabinet, la qualité du style ne se juge pas : « Vous accusez un auteur d’avoir un style précieux [lance-t-il aux critiques]. Qu’est-ce que cela signifie ? Que voulez-vous dire avec votre style ? » (p. 384). Un style ne peut être ni bon, ni mauvais, seulement le produit propre de son auteur : « En un mot, il a fort bien exprimé ce qu'il a pensé ; son style est ce qu'il doit être, il ne pouvait pas en avoir un autre » (p. 381). En défendant l’originalité de l’auteur, le philosophe revendique pour lui , la « force » de sa pensée précise (p. 387), reprenant ainsi le terme de Derrida.
C’est sans doute dans le texte de l’Indigent philosophe que l’opposition auteur/homme est posée le plus clairement, et par là que se précise la notion d’homme qui est à la base de l’esthétique des Journaux. Cette opposition est fondée sur la juxtaposition textuelle de la discussion esthétique (que valent les auteurs ?), à la représentation du narrateur par lui-même, qui se présente à ses lecteurs comme l’homme authentique. C’est ainsi que l’Indigent philosophe qui vit dans la rue achète du papier, pour, nous dit-il, « montrer ce que je suis », (p. 276). Pour cet écrivain qui écrit sans cérémonie, se moque des règles et vit hors des contraintes de la société, le plaisir de l’écriture vient se substituer à la contrainte des codes : « Enfin arrive ce qui pourra, je me suis fait un plaisir d'écrire, et je n'irai pas m'en abstenir dans la crainte que ce que j'écrirai ne vaille rien » (p. 276). Ni son indigence, ni, non plus, son amour de la bouteille, ne l’empêchent de réfléchir, en philosophe spectateur, au travail de l’écriture. Sa « bête noire » est celui qu’il nomme « l’auteur méthodique », faiseur de verbiage :

Comment pour l'ordinaire s'y prend-il pour composer ? Il a un sujet fixe sur lequel il va travailler ; fort bien : il s'engage à le traiter, l'y voilà cloué ; allons, courage : il a une demi-douzaine de pensées dans la tête, [...] elles sont conséquentes, à ce qu'il croit du moins ; [...] Car il s'imagine que le bon sens a tout fait, ce bon sens si difficile à avoir, ce bon sens qui rendrait les livres si courts, qui en ferait si peu, s'il les composait tous ; [...] ce bon sens si simple, parce qu'il est raisonnable, qui sait mieux critiquer les sciences humaines, et quelquefois s'en moquer, que les inventer ; qui n'a point de part à une infinité de doctrines qui sont les délices de la curiosité des hommes, enfin ce bon sens qui ne saurait durer avec aucune folie, comme avec la vanité d'avoir de l'esprit par exemple ; et qui lorsque nous écrivons, et qu'il nous éclaire, nous a bientôt dit sur notre sujet ce qu'il en faut dire. (p. 311).

Ce passage reprend les reproches adressés aux auteurs, et précise aussi tous les éléments qui font l’homme et l’écriture authentiques : la raison, l’humilité, la s agesse, et surtout le bon-sens cartésien « qui sait le mieux critiquer les sciences humaines ». L’Indigent, lui, se dit « homme » en vertu même de sa condition de clochard, dans un passage curieusement réminiscent de Saint Paul :

Quand j'étais un enfant, j'étais vain ; cela était à sa place : à présent que je suis un homme, je ne m'amuse plus à cela, j'ai mis toute ma vanité à ne faire de mal à personne, et toute ma sagesse à me divertir du reste. Car ce n'est pas le tout que d'être pauvre, ce n'est pas assez de porter des haillons, il faut savoir en faire son profit : et tel que vous me voyez, je ne prise l'estime des hommes que ce qu'elle vaut (p. 276).

Être homme donc, signifie, être bon et humble ; c’est aussi se divertir de la vie ; et c’est enfin se suffire à soi-même. Dans la Sixième feuille, il se présente comme « un homme gaillard » et surtout comme « l’homme sans souci », terme qui revient à plusieurs reprises dans le texte : « Si vous lisez mes paperasses, souvenez-vous que c’est l’homme sans souci qui les a faites » (p. 304) ; « Adieu, l’homme sans souci n’y voit plus goutte » (p. 309) ; « je vous dis vos vérités sans façon, car je suis l’homme sans souci » (p. 311-12). Comme l’écrit Michel Gilot, « il fallait une certaine audace pour faire d’un ‘gueux’ un ‘philosophe’ et pour lier sa sagesse à son ‘caractère’, c’est-à-dire à son dénuement et à son mode de vie »15. C’est à travers le texte de ce personnage anti conventionnel que se dégage son portrait ; aussi son écriture défie-t-elle toutes les conventions littéraires. De même que son habit est en loques (p. 276), de même ses écrits sont « des lambeaux sans ordre » (p. 277), qui n’appartiennent à aucun genre littéraire ; ils ne sont que des « espèces de Mémoires » (p. 273). Il reconnaît lui-même :

Cela n’est pas dans les règles, n’est-il pas vrai ? Cela fait un ouvrage bien extraordinaire, bien bizarre : eh ! tant mieux, cela le fait naturel, cela nous ressemble. Regardez la nature, elle a des plaines, et puis des vallons, des montagnes, des arbres ici, des rochers là, point de symétrie, point d'ordre, je dis de cet ordre que nous connaissons, et qui, à mon gré, fait une si sotte figure auprès de ce beau désordre de la nature ; mais il n'y a qu'elle qui en a le secret, de ce désordre-là ; et mon esprit aussi, car il fait comme elle, et je le laisse aller. (p. 310)

Le texte de l’Indigent se pose comme la réponse aux textes des auteurs, le texte authentique d’un être lui-même authentique, parce qu’il n’a plus rien, et qu’il ne désire plus rien. Il écrit en tant qu’homme, et ses écrits montrent donc l’homme tel qu’il est : « [..] aujourd’hui, je vois les choses tout simplement : dans un domestique, je vois un homme ; dans son maître, je ne vois que cela non plus, chacun a son métier » (p. 313). Son texte n’est médiatisé par aucune convention littéraire ou sociale : « Tout ce que je dis là [...], je l’ai vu arriver, et je le rends trait pour trait » (p. 317). Un tel texte ne peut être que l’opposé du texte romanesque du désir.
Mais y-a-t-il écriture sans désir ? En définitive, pourquoi cet homme qui vit dans la rue ressent-il ce besoin d’écrire ? La réponse qu’il nous donne est le second rappel littéraire dans son texte, cette fois-ci une allusion à l’Avertissement au lecteur de Montaigne : « je viens d'acheter quelques feuilles de papier pour me mettre par écrit, autrement dit pour montrer ce que je suis, et comment je pense, et j'espère qu'on ne sera pas fâché de me connaître » (p. 276). Singuliers rappels littéraires dans l’ ouvrage d’un auteur qui se targue d’être en dehors de tout système. Quoi qu’il en soit, son désir de se faire connaître est plus qu’une simple boutade : « si mon livre ne vaut rien, je ne perdrai pas tout : car je ris d’avance de la mine que vous ferez en le rebutant : [...] mon livre bien imprimé, bien relié, vous aura pris pour dupe, et par dessus le marché, peut-être ne vous y reconnaîtrez -vous pas, ce qui sera encore très comique » (p. 276). Son texte est bien un défi qu’il lance au monde des lettres comme au mode tout court. Libre de l’ « arbitraire » qui définit les choix d’écriture de l’auteur, cet homme marginal est aussi libre du monde dont il est exclu, monde policé, autoritaire, à l’image de l’ancien régime où la socialisation se mesure à l’adhérence à des codes stricts. L’Indigent écrivain, comme les autres narrateurs des Journaux, est un homme, un individu, sans entrave, dont le seul devoir est de suivre sa propre individualité. En fait, le choix de la “nature”, noté apparavant, doublé de ce refus de toute autorité culturelle, de ce sentiment d’arbitraire ressenti devant toute règle et toute convention, signale un rejet d’un monde dont la littérature autant que l’éthique sont maintenant ressentis comme révolus. Alors que dans les salons règnent la politesse fausse et les faux plaisirs (p. 322), le clochard dans la rue affiche tolérance et joie de vivre. Alors que l’auteur mondain est isolé dans son ambition, dans la rue, l’Indigent vit avec les autres hommes : « Il faut vivre avec tout le monde » explique-t-il (p. 315). Dans la la rue, règne une nouvelle sociabilité en tout contraire à la sociabilité du monde, basée sur le jugement, les règles, et le masque. La rue, espace privilégié de l’expression naturelle de l’individu, s’est substituée à la bonne société où évoluent auteurs et autres faussaires16.

Une grande partie de la critique des Journaux a fait de ceux-ci les textes de la nonchalance. Il est vrai que Marivaux a fait descendre ses spectateurs dans la rue, leur permettant ainsi d’observer le monde qui les entoure au gré de leur promenade. Les narrateurs ont pu ainsi contraster leur expérience de la vie, et leur texte s’est fait le théâtre d’une écriture qui tend à l’authenticité totale, une recherche du vrai ; et c’est ainsi que l’homme de la rue, celui qui a perdu toutes ses illusions, peut être, en même temps, homme et texte, authentiques tous deux, homme spectacle et écriture du trottoir qui sert de véhicule à ce spectacle. Mais les Journaux vont plus loin ; si le texte marivaudien cache, comme nous l’avons noté, une discusion esthétique, celle-ci cache elle-même une discussion éthique, car chez Marivaux, la question éthique est liée au problème de l’écriture. Ainsi la discussion des auteurs dans les Journaux amène une remise en question de certaines valeurs de l’Ancien Régime et la suggestion d’une nouvelle sociabilité. C’est alors que l’écriture des Journaux devient, pour reprendre les termes de la discussion sur le sublime, « l’original [qui] parle au cœur » (p. 57).

Catherine Gallouët
Hobart and William Smith Colleges

1 Marivaux, Journaux et Œuvres diverses, éd. F. Deloffre et M. Gilot, Paris, Bordas, 1988, p. 274. Toutes les références aux journaux renvoient à cette édition.
2 Peter France, « Société, journalisme et essai ; deux spectateurs », dans Études sur les Journaux de Marivaux, éd. Nicholas Cronk et François Moureau, Oxford, Voltaire Foundation, 2001, p. 47.
3 Frédéric Deloffre, « Les ‘repentirs’ de Marivaux », dans Études sur les Journaux de Marivaux, ouvrage cité, p. 144.
4 Marivaux, Œuvres de jeunesse, éd. Frédéric Deloffre et Claude Rigault, Paris, Gallimard, p. 4. Toutes les références aux œuvres de jeunesse renvoient à cette édition.
5 Marivaux, Le paysan parvenu, éd. Frédéric Deloffre et Françoise Rubellin, Paris Bordas, 1992, p. 201.
6 Marivaux, La Vie de Marianne, éd. Frédéric Deloffre, Bordas, 1990, p. 56.
7 Michel Gilot, L’Esthétique de Marivaux, Paris, SEDES, 1998, p. 8.
8 Voir Catherine Gallouët, Marivaux, journaux et fictions, Orléans, Éditions Paradigme, 2001.
9 M. Gilot, ouvrage cité, p. 8.
10 Marivaux, « Sur la pensée sublime », dans Journaux et Œuvres diverses, ouvrage cité, p. 57.
11 Les Œuvres de jeunesse sont publiées en 1713 et 1714,à part Pharsamon, probablement composé à la même époque, mais qui ne sort qu’en 1737. La publication du Le Spectateur français s’échelonne de 1721 à 1724 ; L’Indigent philosophe date de 1727, date à laquelle Marivaux travaillait déjà sur La Vie de Marianne et sur Le cabinet du philosophe (demandes de privilège). La Vie de Marianne est enfin publié de 1731 à 1742, alors que Le Paysan parvenu l’est en 1734-35. Le Cabinet du philosophe est publié en 1734, en même temps que la seconde partie du Paysan parvenu.
12 Michel Delon, « La femme au miroir », dans Europe, novembre-décembre 1996, p. 80.
13 Le Spectateur français, Première feuille, p. 114-118.
14 Le Spectateur, Septième feuille, p. 142-149.
15 Michel Gilot, ouvrage cité, p. 151.
16 Voir à ce sujet l’ouvrage d’Elena Russo, La cour et la ville de la littérature classique aux lumières, Paris, P.U.F., 2002.