Site Marivaux
Marc Escola (Paris IV-Sorbonne)

L’école des lecteurs : effets de fiction, fictions de l’effet dans la douzième feuille du Spectateur français.

Une première version du présent essai a fait l’objet d’une communication, sous le titre " Morale et fiction, de La Bruyère à Marivaux ", au colloque Un siècle de deux cents ans ? Les XVIIe et XVIIIe siècles : continuités et discontinuités (Paris, les 14, 15 et 16 juin 2001, organisé par le Centre d'Etude de la Langue et de la Littérature Françaises des XVIIe et XVIIIe siècles (Paris IV-CNRS).

Toutes les indications de pages renvoient à l’édition F. Deloffre et M. Gilot des Journaux, Paris, Classiques Garnier, 1988, et figurent entre parenthèses après nos citations.

Des Caractères de La Bruyère aux périodiques de Marivaux, la filiation est assez explicite : la première contribution de Marivaux au Mercure fait du " Théophraste moderne ", et bien qu’il s’en défende, le digne successeur du " nouveau Théophraste " que fut La Bruyère, et les " Caractères des habitants de Paris " semblent d’abord conçus comme un moderne complément à l’encyclopédie des " mœurs du siècle " précédent, en donnant jour aux caractères nouveaux qu’offrent le petit peuple, les marchandes ou les bourgeois de Paris1  il faut en outre compter avec la médiation offerte par ce " singulier moderne " qu’est Dufresny2, comme rédacteur du Mercure mais aussi et surtout comme auteur des Amusements sérieux et comiques (1698-1707). De La Bruyère à Dufresny et de celui-ci à Marivaux, ce serait la même visée descriptive qui s’affirme, conjuguée à une mission édificatrice et morale que ces trois "&nsp;philosophes de la vie sociale " et " spectateurs du genre humain "3 revendiquent en des termes singulièrement proches.

S’agit-il de marquer ensuite tout ce qui sépare le recueil de réflexions morales d’un classique comme La Bruyère de l’essai périodique tel que le conçoit Marivaux avec Le Spectateur français ? On fera très vite valoir, avec M. Gilot et F. Deloffre, que c’est en s’inscrivant dans la longue suite des Spectateurs inaugurée par Steele et Addison en Angleterre et Van Effen en Hollande, que Marivaux a " trouv[é] l’occasion de renouveler en France, après La Bruyère, Dufresny, Lesage, et lui-même, la forme de l’observation morale "4, et l’on fera tenir l’essentiel de ces " renouvellements " dans l’ouverture de la forme périodique au jeu de la fiction.

L’intervalle ainsi conçu se laisserait décrire sous trois jours différents :
1. Alors que le discours moral classique s’énonce par figures, l’essai périodique de Marivaux ou d’Addison s’écrit comme fiction pour se faire oublier comme texte ; quand les " figures morales " — éthopées, fables ou exempla — sont (normalement) réductibles à une maxime de comportement, la fiction pour sa part n’est pas susceptible d’une telle traduction : par là, la réflexion morale s’émancipe de la topique (elle pourra encore faire fiction de ce qui est sans exemple)
2. Dans les termes de l’esthétique classique qui sont ceux du paradigme aristotélicien en voie de dissolution : quand le recueil de réflexions à la façon de La Bruyère s’affichait comme " poésie "5, la fiction morale des Lumières se dira comme " histoire ". De ce point de vue, les Amusements de Dufresny se situent très exactement au milieu du gué : le Siamois y est suscité comme pure " figure ", dont la fonction est assez exactement marquée pour ne pas concurrencer une instance d’énonciation qui demeure extérieure à son texte.6

Pour être frappés plus vivement d’une variété que les préjugés de l’usage et de l’habitude nous font paraître presque uniforme, imaginons-nous qu’un Siamois entre dans Paris ? Quel amusement ne serait-ce point pour lui d’examiner avec des yeux de voyageur toutes les particularités de cette grande ville ? Il me prend envie de faire voyager ce Siamois avec moi ; ses idées bizarres et figurées me fourniront sans doute de la nouveauté, et peut-être de l’agrément.
Je vais donc prendre le génie d’un voyageur siamois qui n’aurait jamais rien vu de semblable à ce qui se passe dans Paris : nous verrons un peu de quelle manière il sera frappé de certaines choses que les préjugés de l’habitude nous font paraître raisonnables et naturelles.
Pour diversifier le style de ma relation, tantôt je ferai parler mon voyageur, tantôt je parlerai moi-même : j’entrerai dans les idées abstraites d’un Siamois ; je le ferai entrer dans les nôtres ; enfin, supposant que nous nous entendons tous deux à demi-mot, je donnerai l’essor à mon imagination et à la sienne. Ceux qui ne voudront pas prendre la peine de nous suivre peuvent s’épargner celle de lire le reste de ce livre, mais ceux qui cherchent à s’amuser doivent un peu se prêter au caprice de l’auteur.
Je suppose donc que mon Siamois tombe des nues et qu’il se trouve dans le milieu de cette cité vaste et tumultueuse, où le repos et le silence ont peine à régner pendant la nuit même […].

Et c’est bien avec les Lettres persanes (1721), dont la publication est contemporaine des premières feuilles du Spectateur français, que s’accomplit le saut de la figure à la fiction.7
3. De la figure comme détour à la fiction comme méthode et substitut de l’expérience8, ce ne sont donc pas seulement les formes d’exposition du discours moral qui trouvent ainsi à se renouveler : c’est le lieu même de son énonciation, la forme périodique instaurant un " auteur supposé " dont l’autonomie fonde, et se trouve en retour garantie par le statut du texte. Comme l’a montré A. Bony, le rôle d’Addison a été décisif dans l’élaboration de cette formule où s’opère l’improbable rencontre de la fiction et de l’essai. 9

C’est avec Addison que l’essai périodique accomplit sa fictionnalité, […] le transformant en un lieu de parole dont la fonction, tout entière activée par la lecture, ne saurait se replier sur un auteur, par définition de discours littéraire, absent des effets qu’il suscite. […] L’autorité du texte n’est plus dans l’auteur, mis hors jeu et suppléé par la persona, mais dans le texte lui-même ; l’instance qui prend celui-ci en charge ne saurait s’autoriser que du discours dont il permet l’élaboration, et où, à sa manière, il figure. […] La maîtrise du discours spectatorial se déplace ainsi du lieu fictif de son origine à celui de ses effets sur le lecteur.

Si l’on peut faire tenir ainsi dans le recours à la fiction le principe même de la mutation qui s’accomplit de La Bruyère à Marivaux, il est moins aisé d’en détailler un peu précisément les effets : que gagne le discours moral à s’ouvrir ainsi au jeu de la fiction ? Quelles possibilités nouvelles se font jour dans cette convergence de l’essai et de la fiction ? De quels effets susceptibles d’intéresser le discours moral la fiction est-elle donc capable ?

Effets de fiction : fictions de l’effet

On se donnera ici un unique terrain d’enquête, circonscrit à la douzième feuille du Spectateur10, parue en décembre 1722. Elle porte à elle seule témoignage de la plasticité de la forme induite par la publication périodique : une seule feuille d’impression de huit folios, soit une quinzaine de pages, apte à accueillir indifféremment réflexions et récits, dialogues, anecdotes, jugements de critique littéraire et " choses vues ". Elle révèle en outre la proximité générique de la " feuille " périodique avec le genre de la lettre ouverte, dont Pascal avait dès longtemps délivré le modèle avec les Lettres écrites à un provincial par un de ses amis (1656-1657). Mais c’est ici de son prédécesseur anglais que le Spectateur de Marivaux se réclame, pour accueillir deux lettres qu’il dit avoir reçues, et qu’il publie côte à côte sans éprouver le besoin d’en préciser le trajet ni l’origine.

Je vais mettre encore ici deux lettres qui me sont arrivées, je ne sais comment.

De fait, cette délégation de parole intervient après d’autres : la deuxième feuille, on s’en souvient peut-être, donnait déjà une lettre : celle d’une femme du monde11, pour mieux dispenser le Spectateur " d’argumenter sa propre opinion " à l’égard des peines de la femme aimable " qui veut être vertueuse ". La fonction de la lettre était alors seulement exemplaire (l’exemple valant argument).
Les lettres de la jeune fille subornée qui prennent place dans les feuilles IX à XI instaurent un jeu autrement plus complexe : la première s’adresse au Spectateur (IX, 155 sq. & X, 163 sq.), la seconde au suborneur (X, 165), la troisième au père de la demoiselle (XI, 171 sq.) ; s’esquisse ainsi une manière de petit roman épistolaire à plusieurs voix, et il n’est sans doute pas indifférent que celui-ci commence immédiatement en aval du célèbre passage critique sur les Lettres persanes (VIII, 153-155). Les trois lettres sont publiées avec l’aveu de leur commun auteur (" Elle souhaite que je les rende publiques ", IX, 154), mais la première est là pour dire quelle mission se trouve dévolue au périodique qui les publie :

Le secours, dont j’ai besoin de votre part, est que vous produisiez la lettre que je vous écris, et les deux autres que vous voyez ici ; votre compassion ensuite joindra à cela les réflexions qu’elle jugera les plus capables d’inspirer quelques sentiments d’honneur à un homme qui m’a jetée dans l’opprobre, et quelques retours de tendresse à un père dont je faisais, il y a quelque moins les délices, et dont je fais aujourd’hui la honte et le désespoir. (155)

Celui qui m’a rendu [mon aventure] si funeste la lira peut-être ; peut-être sera-t-il touché ? Que vous dirai-je ? Je voudrais qu’il se repentît, et je le voudrais pour lui, comme pour moi-même. (156)

C’est donc par le truchement du Spectateur que les lettres adressées respectivement à l’amant et au père ont une chance d’atteindre, ou de toucher, leur destinataire, comme en témoigne le début du billet destiné à l’amant :

Ne pouvant vous parler, ni faire passer de lettre jusqu’à vous, puisque je ne sais où vous êtes, je vous adresse ce billet-ci dans une des feuilles du Spectateur que vous lisez peut-être. (X, 165)12

Avant de viser le lecteur, ces lettres qui fournissent isolément l’" occasion " de récits digressifs en regard de leur contiguïté supposée13, se trouvent donc explicitement adressées, au sein même de la fiction, à ceux qu’elles " regardent " :

J’exhorte les personnes, que deux de ces lettres regardent, à les lire avec attention quand je les donnerai : je ne leur demande que cela, persuadé qu’elles produiront l’effet que cette infortunée en attend. (IX, 154)

Que signifie ce singulier dispositif, sinon que le périodique se donne ainsi les moyens d’une mise en fiction délibérée d’un possible effet du texte sur le monde moral ? Non seulement par la valeur exemple classiquement accordée à l’aventure14, mais par l’inscription du destinataire, à l’évidence fictif, de chaque lettre dans le lectorat du périodique. Il faut s’arrêter sur ce que ce phénomène a de troublant : ce que le discours moral fictionnalised’abord, ce sont ses propres effets. Il se pourrait que s’opère par là tout autre chose qu’un renouvellement des formes de la réflexion morale : un débordement de la fiction par ses propres effets grâce auquel le discours moral sort de son lit pour trouver un nouveau terrain d’exercice.
C’est ce qu’on voudrait montrer dans le diptyque formé par la douzième feuille du Spectateur français

En toutes lettres

Produit du même hasard que les onze qui précèdent, la douzième feuille offre deux lettres également adressées à " Monsieur le Spectateur " mais dont les objets respectifs sont apparemment arbitraires et sans relation l’un avec l’autre : on découvre d’abord la lettre du mari d’une femme avare, puis celle d’une jeune fille victime de l’austère dévotion de sa mère. Aucune des deux lettres n’est précisément introduite par le Spectateur, aucune ne fait l’objet d’un commentaire explicite, d’une évaluation ni même d’une de ces libres " réflexions " auxquelles le narrateur nous a habitué ; elles ne donnent lieu à nulle interruption ou digression, et la seconde succède à la première sans que le Spectateur se sente tenu à une quelconque formule de transition.
Le fait même de donner à lire ensemble les deux lettres suscite cependant, on s’en doute, des effets de sens qui sont indépendants de chacune d’elles, qui ne sont pas voulus comme tels par leurs auteurs respectifs et qu’on ne peut imputer qu’au Spectateur qui a décidé du montage (on peut par exemple se demander si l’ordre est tout à fait neutre) : la simple juxtaposition des deux lettres ouvre un espace que le lecteur est appelé à investir en exerçant son propre jugement — selon un protocole herméneutique dont la célèbre éthopée de Giton et Phédon dans Les Caractères15 ou mieux encore les " fables doubles " de La Fontaine fourniraient le modèle — mais le jeu instauré entre les deux textes épistolaires est ici surdéterminé par un dispositif fictionnel, où l’on veut voir l’invention de Marivaux. En d’autres termes : le protocole herméneutique qui était celui des " moralistes classiques " s’ouvre ici à des effets de fiction — pour certains assez curieux, comme on va le voir —, lesquels ne sont possibles que dans la mesure où le périodique s’affiche comme texte référentiel.

L’insertion de la première lettre est de fait l’occasion de réaffirmer le statut pseudo-référentiel du périodique : le Spectateur, comme responsable de la publication, est le simple destinataire de la lettre, dont l’auteur manifeste son attachement à l’entreprise morale en venant offrir au journaliste le possible " sujet " d’une feuille. Ce " sujet ", au demeurant, n’est fourni que par la " situation " du destinateur, et se trouve donc passible d’une réélaboration au nom de ces deux impératifs classiques que sont le dulce et l’utile (" un [sujet] que vous pouvez rendre utile et agréable "). À la différence de la demoiselle dont les feuilles IX à XI nous donnaient à lire les lettres, le présent destinateur ne songe pas à ce que sa lettre puisse être publiée telle quelle par le Spectateur — il n’en fait pas la demande expresse : ce n’est pas là, de prime abord, ce qui motive sa lettre.
Ce " sujet " n’est pas délivré d’emblée : la lettre offre d’abord une manière d’autoportrait, qu’esquissent les premières lignes ; cet honnête bourgeois est doué d’un éthos plutôt bonhomme, et s’attire très vite notre sympathie — avant même de nous dévoiler le tragique de sa situation. La révélation intervient à la croisée d’un paradoxe et d’une énigme : à quelle " fatalité " imputera-t-on la situation paradoxale d’un homme que tout semblait destiner à une vie paisible ? Et une fois admis le visage conjugal de cette fatalité, quel mobile prêtera-t-on à cette harpie ? Ni manque d’amour, ni jalousie : " elle est avare ".

Je suis un homme sans ambition, d’une humeur douce, d’une santé vigoureuse, aimant la joie, et d’assez bon commerce, à ce que disent mes amis ; j’ai du bien plus qu’il ne m’en faut pour vivre à mon aise […]
Sur cela, vous allez croire que je suis heureux. Eh ! non, mon cher Monsieur ; j’ai une femme qui broche sur le tout, et qui m’enlève tous les avantages de ma fortune, de mon tempérament, et de mon caractère ; je suis triste, en dépit de mon humeur joyeuse ; je vis dans la pauvreté, en dépit de mon bien, dont j’ai bonne envie de jouir, et suis toujours valétudinaire, en dépit de la meilleure santé du monde.
Cependant, ma femme, cette femme si fatale, par qui tant de moyens d’être heureux me périssent entre les mains, elle est d’une figure aimable ; elle m’aime tendrement, et je l’aime de tout mon cœur aussi.
C’est qu’elle est jalouse, direz-vous. Non, je ne luis vis jamais la moindre vapeur de jalousie. Si c’était là son mal, je l’en guérirais. Je laisse la femme d’autrui en repos […]. D’où vient donc qu’elle est mon fléau ? C’est qu’elle est avare […]. (173)

Un tel narrateur peut relayer sans hiatus majeur le Spectateur, avec lequel il partage nombre de valeurs, mais dont il se distingue par le ton : le ton enjoué et jovial d’un homme épargné par cette misanthropie qui caractérise (Première feuille) le rédacteur du périodique. Ce mari victime de l’avarice de sa femme fait preuve d’une constante ironie, sensible par exemple dans le jeu des hypothèses qui nous laisse rêver à un mobile sentimental (" C’est qu’elle est jalouse, direz-vous ") avant de dévoiler le ressort plus trivial de sa situation, et sa plainte même est exempte de tout pathétique. Il manifeste à l’occasion de réelles qualités de conteur : ainsi de l’évocation à la fois réaliste et plaisante des deux repas (174) — anecdote où se condense toute une histoire familiale.
Ce nouveau narrateur est peut-être d’autant mieux accepté par le lecteur qu’il croise un caractère théâtral bien connu, dont il a la patience, la générosité et la bonhomie : ce mari, c’est un peu G. Dandin qui aurait épousé Harpagon (en jupons)… Et l’on aurait beau jeu de reconnaître dans tel ou tel moment du récit comme l’esquisse de petites scènes de comédie (classique).
La lettre est en outre marquée par le prosaïsme du personnage : le caractère de l’avarice n’est pas tracé d’un point de vue moral ou religieux, mais d’un point de vue économique (on est là plus près de Voltaire ou de Montesquieu que de La Bruyère) ou mieux encore d’un point de vue utilitariste : le vice est évalué, non sans humour, à l’aune de ses conséquences pratiques, c’est-à-dire marchandes, pour l’ensemble de la communauté.

Ma femme n’écrit jamais de lettres, et n’en reçoit jamais. Pour en écrire, il en coûte une feuille de papier. Pour en recevoir, il en coûte le port. Oh ! voyez ce que deviendrait la vente du papier et le revenu des postes, si tous les avares pensaient de même.
Et c’est là le moindre des articles que je pourrais citer. Tous les jours elle en imagine de nouveaux, qui, s’ils prenaient crédit, couperaient la gorge aux cuisiniers, aux artisans, aux ouvriers ; livreraient toutes les marchandises aux vers, casseraient aux gages les deux tiers des matelots, parce que la navigation pour le commerce serait inutile […]. (173-174)

L’avarice révèle qu’il est des passions mauvaises, et des cas où l’égoïsme n’est décidément pas au service du bien commun : il n’est pas interdit de penser que Marivaux prend ainsi ironiquement position dans le débat qui court, de Bayle à Mandeville ou A. Smith, au carrefour de la morale et de l’économie politique16.
Les conséquences privées sont traitées avec le même prosaïsme : bon père, ce mari invoque la santé des enfants (175) ; bon vivant, il évoque le calme sinistre de sa maison, et la température anormalement basse de la cuisine (174) ; bon mari, il ne trouve pas le courage de se livrer à la vengeance qu’il médite, en mettant sous les yeux de sa femme le " mémoire " scrupuleux de ses pertes au jeu et des dépenses liées à ses secrets loisirs (175-176).

On dira que Marivaux a trouvé dans la lettre ouverte un biais pour donner à la dénonciation de l’avarice de nouvelles couleurs ; si le fonds de la dénonciation est en prise sur la topique classique, si l’essentiel tient ici dans la saveur des saynètes et le ton du récit, l’éthosdu personnage et sa condition d’honnête bourgeois autorisent à condamner l’avarice en des termes neufs en détaillant ses conséquences économiques, en illustrant surtout ses effets pervers ou paradoxaux : à femme avare, mari prodigue. Par une saine réaction, dont on ne sait si elle est réfléchie ou irrationnelle, le mari proportionne ses dépenses somptuaires aux expédients de son épouse : l’économie du ménage tient finalement le juste milieu entre consommation et épargne.
Il se pourrait cependant que la dénonciation prenne, avec cette même lettre, un tour autrement plus dramatique : au détour d’une phrase et au " hasard " du récit, on apprend (175) que l’épouse lit le Spectateur français :

[…] comme elle lit vos feuilles qu’on lui prête, je souhaiterais que dans un de vos discours vous essayassiez de me soulager par des réflexions qui la fissent rougir de son avarice, et qui m’épargnassent à moi l’achat des verges dont je la châtie.

Publiée à sa place (celle où nous la lisons, dans la douzième feuille du périodique), la lettre devient le parfait substitut de ce " mémoire " des pertes au jeux et des dépenses liées à l’entretien d’une petite maison, dont la lecture devait ôter la vie à l’épouse : à lire le détail de la vengeance finalement ajournée (176), on comprend que ce mari est durablement incapable d’accomplir le geste médité. Dans le cadre du contrat affiché par le périodique, qui veut que la lettre comme la feuille soient à lire comme textes référentiels, c’est bien un meurtre qu’accomplit la lettre publiée. N’en doutons pas : la lecture de cette douzième livraison du Spectateur a été fatale à l’épouse — elle est morte de lire ce texte-ci que nous lisons.
Tout le problème est alors de savoir (on y reviendra) si le Spectateur prend l’initiative de la parution pour venir en aide à un mari trop " complaisant " pour combattre l’autorité de sa femme, ou si le personnage anticipe cette publication, en faisant du périodique l’instrument d’une vengeance dont il est par lui-même incapable. La question est moins morale que judiciaire. On entre là dans la fiction silencieuse d’un effet de la fiction, et ce redoublement ouvre au discours moral des possibilités neuves et jusqu’ici inaperçues : un tel " renouvellement " intéresse moins la forme que le terrain d’exercice de la réflexion morale, comme on le verra mieux avec la seconde lettre.

La lettre et l’esprit

La seconde lettre est donnée à la suite de la première, sans un mot de transition ou d’introduction. Elle est explicitement en prise sur une prière adressée par la jeune fille au Spectateur (" j’espère que […] vous ne me refuserez pas ce que je vous demande ") ; l’exposé des contraintes que la dévotion de sa mère fait peser sur la jeune fille occupe l’essentiel de la missive, et la nature de la demande qui motive son envoi au périodique demeure assez vague, jusqu’à l’extrême fin du texte, où la formulation tient peu de place (178) :

Persuadez-la, s’il vous plaît, de changer de manière à mon égard. […] Tâchez donc de faire valoir les conséquences de cela à ma mère.

Marivaux laisse ainsi au lecteur le soin d’anticiper sur cette demande : l’intérêt de la lettre, à l’évidence, est ailleurs — dans l’allure même du texte, et son régime digressif, qui sont comme l’équivalent stylistique, non pas tant de l’ingénuité du personnage que d’une jeune coquetterie sur le point d’éclore. La lettre enchâssée, la délégation de parole dans le cadre d’une fiction narrative permettent à la réflexion morale de se donner deux objets à la fois, et le propos est à lire à deux niveaux : au plan de l’énoncé, la satire de la (fausse) dévotion ; au plan de l’énonciation, le tableau de la naissance de la coquetterie. On verrait volontiers dans un caractère atypique de La Bruyère l’anticipation d’une telle formule : dans l’étrange " Fragment " imprimé au chapitre " Des Jugements "17, qui offre les seules occurrences des guillemets dans l’ensemble de l’ouvrage, et dont on a pu montrer qu’il était à lire comme un portrait du peintre, et mieux encore comme un " fragment de discours amoureux "18.

Les deux plans, comme il est logique, sont étroitement corrélés l’un à l’autre : la jeune fille prétend vouloir prévenir une coquetterie dont elle fait une conséquence perverse de l’excessive et austère dévotion imposée par sa mère. Mais n’est-elle pas déjà une coquette ? Est-elle davantage à plaindre comme victime de la dévotion de sa mère, ou à blâmer comme coquette ? La lettre peut se lire comme une telle question morale, d’autant plus délicate à trancher que la jeune fille lit " exactement " le Spectateur français — qu’elle sait donc à qui elle s’adresse, ce que ce même Spectateur pense des coquettes et de la coquetterie. La stratégie de séduction engagée dès les premières lignes vise bien ce misanthrope qui, depuis l’âge de dix-sept ans, ne croit pas plus au naturel qu’à l’ingénuité des jeunes filles, comme nous le révèle le finale de la Première feuille dont M. Delon ou G. P. Bennington ont proposé des analyses décisives19.
Les deux premiers alinéas offrent une captatio benevolentiae assez piquante, où la jeune fille témoigne tout à la fois de son indépendance comme lectrice (dans le Spectateur français, elle " saute " les " raisonnements " de critique littéraire et de " métaphysique "), de sa générosité (ces mêmes développements, elle " les passe pour bons " en les mettant au crédit du Spectateur) — mais aussi bien d’une injustifiable frivolité, dans son refus a prioride toute " réflexion ". Est-elle dès lors une bonne lectrice du périodique ? Tous les moments du texte épistolaire seront ainsi voués à l’ambivalence.
La hiérarchie qu’elle adopte ensuite dans le portrait qu’elle donne d’elle est à interpréter comme premier moment de cette stratégie : s’il s’agit d’éviter l’écueil de la vanité, qui disqualifierait d’emblée sa lettre (et donc sa demande) auprès du Spectateur, le portait sera d’abord moral ; mais comment lever tout soupçon de complaisance ou de présomption dans l’évaluation de son propre esprit ?

J’ai de l’esprit, j’en suis sûre, car on me déplaît quand on n’en a point (176)

La jeune fille fonde ainsi dans une maxime implicite son propre jugement&nsp;; on peut donner à la maxime un tour classique — "&nsp;l’esprit consiste à se déplaire en la compagnie de ceux qui n’en ont pas&nsp;" —, on ne rejoindra pas pour autant la pensée d’un La Bruyère ou d’un La Rochefoucauld, pour lesquels "&nsp;l’esprit&nsp;" ne se dissocie pas d’un idéal de politesse, qui suppose discrétion et générosité à l’égard de l’esprit d’autrui. "&nsp;L’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres : celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit, l’est de vous parfaitement&nsp;"20.
Que vaut donc exactement la maxime ? La preuve invoquée pourrait aussi bien constituer un signe de suffisance ou de sotte vanité, sauf à constituer délibérément le récit à venir, et donc la lettre elle-même, dans son fonds comme dans sa forme, en témoignage tangible et irréfutable.

Lorsque vous aurez lu ma petite histoire, vous jugerez bien que j’ai raison de me croire un peu spirituelle. (177)

C’est par ce biais que la figure maternelle se trouve au passage convoquée : en tant qu’elle interdit, en refusant à sa fille l’accès au " monde ", le libre épanouissement de cet " esprit&nsp;".

Si ma mère me laissait voir le monde, je vais gager qu’en moins d’un mois j’en saurai autant que les personnes qui y ont été toute leur vie. (177)

Le bref portrait physique qui suit doit donc donner la première preuve de son esprit :

Je ne puis pas dire que je suis belle ; non, mais je m’imagine que c’est tant mieux ; car si je l’étais, je crois en vérité que je ne serais pas si jolie que je le suis.

La joliesse (piquante) vaut mieux que la beauté (hiératique) — la distinction et l’échelle de valeurs qu’elle suppose sont bien celles des gens d’esprit. Au physique comme au moral, un autoportrait est toujours suspect de complaisance, et c’est ici un topos satirique qui jouera le rôle dévolu à la maxime dans le passage précédent ; le jugement du " directeur " de conscience de sa mère est la meilleure garantie du charme exercé par la jeune fille : les dévots, comme on le sait depuis Boileau ou La Bruyère, sont paradoxalement les mieux aptes à juger de la beauté féminine.
Le portrait est aussitôt après dénoncé comme digressif (" je babille "), mais il se trouve avoir exactement introduit, avec le face à face de la mère et de son directeur, le sujet de la lettre. Pour excuser cette digression, la jeune fille risque au passage un détour analogique, et donc une nouvelle digression, qui ramène pour le Spectateur (pour le lecteur aussi bien) le souvenir de la coquette au miroir (Première feuille) :

Une fille de mon âge, qui parle de sa taille et de son visage, c’est tout comme si elle était à sa toilette : elle n’en peut finir. (177)

Peut-on vraiment penser que le Spectateur s’accommode libéralement de l’excuse ?
Le passage est l’occasion d’amorcer par prétérition et prolepse le troisième volet du portrait (" Je ne vous dis rien de mon cœur ; la suite de ma lettre vous expliquera ce qu’il est ") ; le cœur, après l’esprit et le visage : le jugement d’un tiers peut bien cette fois-ci rester parfaitement implicite, on éprouve à même la phrase la fierté de la jeune fille qui pour la première fois peut se prévaloir d’un amoureux.

Il suffit que vous compreniez que je suis aimable ; moi, je le comprends encore mieux.

Le sujet de la lettre peut alors être énoncé crûment :

Ma mère est extrêmement dévote et veut que je le sois autant qu’elle, qui a cinquante ans passés ; n’a-t-elle pas tort ?

Tout l’art de Marivaux consiste ici à nous confronter directement au tempérament de la jeune fille, à une impatience qu’elle manifeste ouvertement et qui naturalise les traits satiriques : la dévotion est l’apanage de celles qui ne sont plus en âge d’être aimables. Et l’on retrouve là une remarque de La Bruyère :

La dévotion vient à quelques-uns, et surtout aux femmes, comme une passion, ou comme le faible d’un certain âge, ou comme une mode qu’il faut suivre. Elles comptaient autrefois une semaine par les jours de jeu, de spectacle, de mascarade […]. Autres temps, autres mœurs : elles outrent l’austérité et la retraite ; […] elles ne haïssent pas de primer dans ce nouveau genre de vie, comme elles faisaient dans celui qu’elles viennent de quitter par politique ou par dégoût […]21.

Le discours classique se trouve ainsi librement convoqué par mention : c’est ici l’énonciation qui fait question.
Pour prévenir le reproche d’impiété, la jeune fille va distinguer la piété comme forme extérieure de l’authentique vertu et de la " sagesse naturelle ", à peu près de la même façon que La Bruyère sépare par une simple note la vraie dévotion de la " fausse " (l’occurrence du terme dans la remarque citée est ainsi annotée). Mais que vaut ensuite son serment ?

Et de cette piété, je vous jure que j’en aurais encore davantage, si ma mère n’exigeait pas que j’en eusse tant.

C’est la seconde promesse ainsi hasardée : la première, on s’en souvient, intéressait l’épanouissement de son esprit au contact du monde. Les deux futurs qu’elle projette avec apparemment la même sincérité sont-ils seulement compatibles ?
Ce n’est qu’avec le quatrième alinéa qu’on entre véritablement dans une narration, où se fait longuement jour la dénonciation des conséquences perverses d’une dévotion imposée ; l’austérité qu’affecte la dévotion de la mère a sur la fille cet effet paradoxal qu’elle lui enseigne d’abord la dissimulation (témoin, ce livre toujours ouvert qu’elle fait semblant de lire, 178), qu’elle la détourne enfin de la piété authentique en associant éfinitivement aux images de la dévotion une sensation d’ennui (la thèse de l’association entre sensation et représentation est, on le sait, assez chère à Marivaux après Descartes).
En viendra-t-on enfin à l’objet de la lettre ? Le glissement s’amorce sur le mode de la surenchère (" ce n’est pas là tout ", 178) : le plus grand désagrément ne tient pas dans les " dégoûts  " dont la jeune fille dit " craindre les suites ", mais bien dans le vêtement qu’exige d’elle la dévotion de sa mère. Ce n’est donc pas tant sa conscience qui est blessée que sa jeune vanité féminine : une coiffe qui est un " voile " de religieuse, un corset qui sert de " guimpe " :

Vous jugez bien qu’une âme de seize ans n’est pas à son aise sous ce petit attirail-là.

La confusion de l’âme et du corps est ici aisément sensible, et le lecteur peut deviner sans peine que le pire, décidément, n’est plus à craindre :

Entre vous et moi, je crains d’être furieusement coquette un jour.

N’est-il pas déjà trop tard ? On éprouve quelque peine à s’arracher à la fascination qu’exerce cette jeune personne, mais enfin il le faut : elle est de celles qui répètent devant leur miroir leurs " petites façons " naïves — lesquelles ne sont que " tours de gibecière " (I, 118). La lettre offre donc bien à la sagacité du lecteur (du Spectateur ou de Marivaux) deux objets à la fois, et ces deux objets sont également critiques : la satire de la fausse dévotion et le portrait d’une précoce coquette.

Ombre portée

On tiendra compte maintenant dans la lecture de la seconde lettre de l’ombre portée de la première, selon une de ces procédures de contextualisation dont les " fables doubles " de La Fontaine révèlent le singulier pouvoir.
Il est d’abord une série d’effets assez voyants : Marivaux a manifestement disposé les deux textes en miroir, en favorisant de l’un à l’autre un jeu de reflets ou d’échos qui tiennent à l’identité relative des situations respectives des deux personnages. Les deux lettres nous dépeignent un quotidien familial, où s’exerce une autorité au détriment du plaignant. Cela nous vaut de part et d’autre quelques scènes de la vie domestique, et un traitement singulier de l’espace qui nous fait éprouver quelque chose comme une impatience des limites et une douleur de la clôture : du cabinet de l’épouse avare (175) à sa chambre (176), en passant par la froide cuisine (174), la topographie de la première lettre dessine un espace entièrement soumis à l’autorité de l’épouse — un espace dont la " petite maison " (175) louée à l’insu de l’avare constitue l’envers. La topographie de la seconde lettre n’est pas différente : une maison fermée sur le monde, une chambre maternelle ouverte aux seuls ecclésiastiques, le " triste cabinet " de la mère (178) clos comme un oratoire — l’espace domestique est à la personne ce que le corset est au corps —, une fenêtre enfin où s’incarne le désir du dehors (179). Aucun des deux personnages ne peut se dire vraiment chez lui.
Tous deux, en dépit de la différence d’âge, partagent une commune mélancolie : langueur et engourdissement chez l’un (174), " sécheresse "22 et ennui chez l’autre (179). Leur souffrance est aussi une souffrance physique, qui fait l’objet d’un relevé dans les deux lettres d’un relevé quasi clinique. Les travers que les deux victimes dénoncent, qui chez une épouse, qui chez une mère, marquent leur chair — ici amaigrie, là corsetée.
Mais l’appariement des deux textes tient sans doute dans un ressort structurel plus puissant : une causalité paradoxale lisible à deux niveaux — la " fatalité " qui condamne deux individus apparemment doués pour le bonheur à la mélancolie ; la logique perverse qui fait de l’intempérance du mari une conséquence de l’avarice de l’épouse, et de la vanité de la fille un effet de la dévotion maternelle.
C’est dans la seconde lettre que le ressort est le mieux marqué — dans la mesure où la jeune fille entend que la dévotion imposée par la mère excuse d’avance sa coquetterie qu’elle pourrait avoir —, mais les deux missives constituent bien une variation sur une même logique : toutes deux dénoncent les conséquences perverses d’une qualité (l’épargne ici, l’authentique piété là) devenue un vice par excès, en obligeant autrui au mensonge et à la dissimulation. L’avarice engendre autour d’elle l’intempérance et le mensonge (le mari devient joueur), la dévotion engendre la vanité et l’hypocrisie (la fille devient coquette). Par là, la douzième feuille du Spectateur fait encore signe vers l’éthique aristotélicienne, en s’inscrivant dans la lignée assez longue des " moralistes classiques ".

A-t-on ainsi épuisé les effets de l’appariement ? Ne doit-on pas faire profiter la seconde lettre de la singulière fiction de l’effet qui habitait la première ? Comment comprendre que le Spectateur publie la lettre de la jeune fille, au lieu des " réflexions " demandées à destination de la mère ?
Si le Spectateur n’acquiesce apparemment pas à la prière de la jeune fille, s’il se dispense des réflexions susceptibles de " persuader " une mère de " changer de manière " à l’égard de sa fille, c’est sans doute qu’il n’entend pas encourager les prédispositions à la coquetterie dont fait preuve la jeune fille. Mais s’il est vrai que la mère lit le Spectateur français23, il condamne par cette publication la jeune fille à être plus étroitement enfermée encore. Sévérité excessive ?
Peut-être le Spectateur a-t-il été simplement meilleur lecteur que nous, et s’est attaché mieux que nous au relief du texte : l’essentiel tient ici dans ce qui ne fait qu’affleurer à la surface du texte.
Que vaut par exemple " l’inquiétude " spirituelle, manifestée à l’occasion de la maladie de sa mère, dont fait état la narratrice ? Le " cas de conscience " en était-il bien un ? S’agissait-il de sauver l’âme de la malade, ou de précipiter son agonie ? Ce souci de vérité est sans doute moralement recevable, et l’on peut sans doute admettre une part de naïveté : le scrupule peut bien être authentique et dicter une conduite irresponsable (précisément en ce que la jeune fille surestime sa propre responsabilité dans le salut de sa mère). Mais ce scrupule qui anime la jeune fille n’est-elle pas finalement du même ordre que la sincérité que revendique périodiquement le mari de la première lettre ? Tous deux ont la " tentation " de la vérité, dans la mesure où ils savent ou pressentent que cette vérité peut être fatale à l’autre — en devenant l’instrument de leur libération.
La faute ajoutée à la confession générale, lors de la maladie de la mère, constitue l’équivalent structurel du " mémoire " dans la première lettre. La conduite de la jeune fille est peut-être moins légère (moins badine) que celle du mari : elle pourrait bien être toutefois conditionnée par une impulsion inconsciente (177), qu’elle a ultimement à retenir :

Là-dessus, je pensais lui aller dire…

Je prenais déjà ma secousse pour l’aller trouver…

Il faut relire ensuite le finale de la seconde lettre :

Je vais entrer dans ce triste cabinet que je ferai, quelque jour, abattre, s’il plaît à Dieu ; car sa vue seule me donne une sécheresse (pour parler comme ma mère) qui m’empêcherait toute ma vie, de prier Dieu, si je restais dans la maison. (179)

Si la répulsion ressentie à la vue du triste cabinet est bien compréhensible, ne faut-il pas entendre quelque chose qui est encore de l’ordre de la pulsion dans ce désir de faire " abattre " les murs de l’oratoire ? Comment comprendre la formule " s’il plaît à Dieu ", sinon en la glosant librement : " dès que je serai ma maîtresse ", autant dire : " si ma mère vient à mourir ", " dès qu’il plaira à Dieu de me débarrasser de ma mère ". C’est bien un vœu de mort qui affleure ici, et qui jette une pleine lumière sur l’épisode de la maladie. Sur les ruines de ce cabinet, on voit assez quel espace on pourrait édifier : un boudoir, qui serait à la jeune femme devenue libre ce qu’est la " petite maison " pour le mari de la première lettre.
La pression de la première lettre est encore assez forte pour nous faire lire ce que la seconde lettre laisse ainsi affleurer : un vœu de mort qu’on dirait aujourd’hui inconscient, et qui ne devient lisible que par ces effets de surimpression qu’autorise l’ombre portée de la première (c’est là, n’en doutons pas, la raison du montage et de l’ordre donné aux deux textes). Quelque chose se dit ici malgré le sujet : c’est la force, et peut-être la fonction, du dispositif fictionnel que de développer en nous une telle écoute.
Ainsi de tel énoncé, dont la syntaxe complexe et le tour dénégatif livre peut-être passage à la pulsion :

Je m’imagine tant de plaisir à être parée, à être aimée, à plaire, que si je n’avais le cœur bon, je haïrais ma mère de me causer, comme cela, des agitations pour des choses qui ne sont peut-être que des bagatelles, et dont je ne me soucierais pas, si je les avais. (178)

La phrase compte un si de trop, et laisse percevoir comme un flottement sur la valeur des temps verbaux : elle recèle une double dénégation qui ramène tour à tour au centre de la spirale l’amour de la mère et le souci des " bagatelles "… Je la hais de ne pas les avoir — pour les avoir, il faudrait ne plus l’avoir24.

L’école des lecteurs

Il nous faut maintenant revenir de la seconde lettre vers la première, selon un mouvement symétrique (procédure de contextualisation régressive) qu’autorise encore le dispositif.
Si la deuxième lettre a deux cibles (l’une au plan de l’énoncé, l’autre au plan de l’énonciation), on peut penser qu’il en va de même pour la première : le parcours nous invite à une enquête à rebours sur ce narrateur au-dessus de tout soupçon. Figure d’abord sympathique et personnage à plaindre, le personnage est-il véritablement à l’abri de tout blâme ?
Ce mari peut nous devenir suspect. Si l’on considère qu’il poursuit la publication de la lettre comme substitut du " mémoire ", nombre de ses énoncés sont susceptibles d’une nouvelle évaluation :

J’ai résolu de m’en délivrer, non que je veuille employer ni fer ni poison contre elle au moins ; je n’en suis pas capable, et ce n’est pas là ce que je veux dire. J’ai, pour la faire mourir, des moyens plus innocents, qui se moquent de toute recherche, et qui, je crois, ne blessent presque point ma conscience. Je ne la tuerai point, je serai seulement cause de sa mort, et cause, à mon gré, très éloignée. (175)

Sur le plan de l’éthos, l’identité du personnage perd de ce moment-là sa tranquille évidence : il faut convenir que ce que le narrateur nous apprend de sa vie secrète dans la seconde partie de la lettre (176) ne convient guère à l’autoportrait délivré dans les premières lignes (la convenance, on le sait, est une des grandes lois du caractère) ; on découvre in fine un personnage dissimulé, amateur des plaisirs qu’offre une petite maison… Est-ce seulement " aux spectacles " qu’il invite les " dames " mentionnées au passage, ou faut-il comprendre qu’elles sont aussi associées aux " parties de campagne " et aux soupers fins ? Comment croire alors aux déclarations de l’autoportrait inaugural, qui voulait que ce mari, amoureux de sa femme, laisse celle d’autrui " en repos " (173) ? Il y a bien un lien entre les deux figures : le personnage avouait sans ambages qu’il " aimait la joie " (173), mais rien n’interdit de lui supposer finalement une maîtresse pour laquelle il voudrait se rendre libre : conscient de sa lâcheté et incapable d’en finir avec sa femme, il aurait finalement décidé de s’en remettre au Spectateur.
Veut-on voir encore dans cet homme un mari amoureux de sa femme, et fera-t-on de sa tendresse un rempart contre la tentation du meurtre ? Le récit de la scène survenue la veille (176) tend à nous le faire croire : mais quelle assurance avons-nous qu’il ne préfère pas les dames avec lesquelles il va au spectacle, sinon celles qu’il entraîne dans sa petite maison. On a finalement à arbitrer entre le " trait badin " et " l’humeur assassine " : " je la tuerai ".
Libre alors d’entendre dans la prière adressée au Spectateur (" sauvez-lui la vie "), une demande vouée au silence : " sauvez-moi d’un tel geste ". Le contexte est ici déterminant : la jeune fille ne disait-elle pas pour sa part " sauvez-moi de la coquetterie ". Dans les deux cas, le pire n’est plus à craindre, parce qu’il est déjà advenu : l’un se croit encore amoureux de sa femme, l’autre peut se croire chrétienne ; mais ce mari est un noceur, doublé d’un lâche ; et cette jeune fille une coquette qui ne peut plus se vanter d’avoir le cœur bon.

La question de la responsabilité du Spectateur demeure cependant entière : le mari ne demande pas explicitement à ce que la lettre soit publiée, mais suggère simplement au Spectateur, on l’a vu, des " réflexions " sur l’avarice. Faut-il penser que le spectateur entend dans le tour réfléchi (" que vous essayassiez de me soulager par des réflexions qui la fissent rougir de son avarice ", 175) quelque chose comme un vœu inconscient ? Doit-on croire plutôt qu’il prend seul l’initiative de cette publication pour épargner au mari le meurtre que celui-ci s’apprête à commettre (" Après cela, si vous ne réussissez point, mon parti est pris […] : j’ai résolu de m’en délivrer… "). Ou bien encore, moins naïf et convaincu de la faiblesse du destinateur, le Spectateur accomplirait le geste éditorial en connaissance de cause — moins peut-être par solidarité que pour punir cette lectrice qui ruine le commerce des feuilles ?
On voit par là quels abîmes la mise en œuvre d’un dispositif fictionnel ouvre à la réflexion morale, et quels déplacements elle lui fait subir : l’humour lié à cette fiction de l’effet est peut-être seulement un indice d’une mutation qui touche au statut de la réflexion morale, ou plus exactement : d’un déplacement de son terrain d’exercice25.

Les deux lettres nous donnent en définitive à apprécier deux cas d’une même loi qui fait quatre victimes. Quatre victimes et non pas deux : la logique du diptyque est beaucoup plus complexe (dira-t-on : retorse ?) que la dénonciation topique des conséquences paradoxales de l’avarice ou de la dévotion. Quatre victimes : c’est, à objet comparable, deux de plus que dans le discours moral classique — et l’on comprend que celui-ci puisse désormais céder la place à la fiction narrative à la première personne (les Journaux sont bien en ce sens pour Marivaux l’atelier du roman). Quatre victimes et trois niveaux d’analyse : de l’énoncé à l’énonciation, et de celle-ci au fait même de la publication, où la silencieuse fiction de l’effet mérite bien " réflexion " de la part du lecteur.
Le dispositif fictionnel offre ainsi à la réflexion morale bien mieux qu’un " renouvellement " de ses formes : le discours moral trouve dans la fiction de nouvelles possibilités structurales, par lesquelles il gagne non seulement une série d’effets mais aussi un nouveau terrain d’analyse, lequel déborde le champ de la moralité : en donnant jour à la part de violence qui s’exerce dans les relations familiales ou conjugales, en révélant de quels retours de manivelle la pulsion est capable, le dispositif nous introduit à une manière de psychopathologie de la vie quotidienne — et entrouvre le rideau du petit théâtre fantasmatique sur la scène duquel se déroulent, par delà bien et mal, ces petits meurtres en famille.

Marc Escola
Université Paris IV-Sorbonne


1. Lettres sur les habitants de Paris (1717-1718), éd. F. Deloffre et M. Gilot des Journaux, Paris, Classiques Garnier, 1988. Le nom de « Théophraste moderne » donné à l’auteur d’abord anonyme des Caractères des habitants de Paris semble être une initiative de l’abbé Buchet, rédacteur du Mercure, désignation refusée par Marivaux dans une « Lettre » (éd. cit., p. 22) parue en tête de la troisième livraison (octobre 1717) : c’est l’occasion pour Marivaux d’apposer pour la première fois sa signature à l’une de ses productions.
2. F. Moureau, Un singulier moderne : Dufresny, auteur dramatique et essayiste (1657-1724), Paris, Champion, 1979 ; et : Le Mercure galant de Dufresny (1710-1714) ou le journalisme à la mode, Oxford, The Voltaire Foundation, 1982. Voir également la Notice de J. Chupeau à son édition des Amusements sérieux et comiques, [in :] J. Lafond (éd.), Moralistes du XVIIe siècle, Paris, R. Laffont, 1992, p. 978 sq.
3. M. Gilot, J. Sgard et alii, « Le journaliste masqué », Le Journalisme d’Ancien Régime, P.U. Lyon, Publication du Centre d’Études du XVIIIe siècle, 1982, p. 291-292.
4. F. Deloffre et M. Gilot, Notice du Spectateur français, éd. cit., p. 109 ; M. Gilot, Les Journaux de Marivaux. Itinéraire moral et accomplissement esthétique, Paris, Champion, 1974, et : « Un esprit et une forme : le lancement des “feuilles de Spectateur” », Cahiers de textologie, Minard, 1990, 3, Textologie du journal.
5. C’est en ces termes que La Bruyère, dans la Préface au Discours à l’Académie (1693), défend son «&nsp;portrait des mœurs du siècle&nsp;» face à l’accusation de satire formulée par ses détracteurs : « Ils y [dans mes Caractères]prennent tout littéralement, ils les lisent comme une Histoire ; ils n’y entendent ni la Poésie, ni la Figure » (éd. M. Escola, Paris, Champion, coll. « Sources classiques », 1999, p. 613).
6. Amusement troisième, éd. cit., p. 1003-4 ; voir p. 999 : « […] Voyons si, chez nos Français seuls, nous ne trouverions point une aussi grande variété de mœurs et de caractères que dans toutes les autres nations ensemble. Si quelqu’un veut voyager avec moi par le monde français, c’est-à-dire parcourir peu à peu tous les états de la vie, qu’il me suive, je vais faire une relation en style de voyage : cette figure m’est venue naturellement, je la suivrai […]. » ; et p. 1006 : Par forme de digression je vous avertis que dans tous les embarras de mon voyage où le Siamois m’embarrassera, je le quitterai, comme je viens de faire, pour m’amuser dans mes réflexions, sauf à le reprendre quand je m’ennuierai de voyager seul. Je prétends quitter aussi l’idée de voyage toutes les fois qu’il m’en prendra fantaisie : car bien loin de m’assujettir à suivre toujours une même figure, je voudrais pouvoir à chaque période changer de figure, de sujet et de style, pour ennuyer moins les lecteurs du temps ; car je sais que la variété est le goût dominant ».
7. « Dans la forme de lettres, où les acteurs ne sont pas choisis, et où les sujets qu’on traite ne sont dépendants d’aucun dessein ou d’aucun plan déjà formé, l’auteur s’est donné l’avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale, à un roman ; et de lier le tout par une chaîne secrète et, en quelque façon, inconnue. » (Montesquieu, « Quelques réflexions sur les Lettres persanes », Supplément de 1754).
8. M. Escola (éd.), Morale et fiction aux XVIIe et XVIIIe siècles, Revue des Sciences Humaines, 254, 1999.
9. « L’élaboration de l’auteur supposé dans l’essai périodique : Swift, Defoe, Steele et Addison », Le Journalisme d’Ancien Régime, op. cit., p. 342-343, 348 & 346
3. Éd. cit., p. 172-179.
11. Éd. cit., p. 119-123.
3. La fin de cette même lettre règle le circuit d’une possible réponse de l’amant : « Voilà tout ce que je vous demande ; daignez me marquer que vous me l’accordez par un billet que vous rendrez à une femme qui vous connaît et qui ira vous parler le 25 de ce mois aux Carmes du Luxembourg à neuf heures du matin. Adieu. » (166).
13. IX, 159 sq. : Billet satirique reçu d’un ami, sur la Querelle d’Homère ; X, 160 sq. : Conversation avec un inconnu sur la coquetterie des femmes, occasion d’une série de portraits ; XI, 167 sq. : Histoire polonaise de Mirski et Eleonor.
14. Le Spectateur excuse en ces termes l’entorse au principe de variété que constitue la publication de la troisième lettre : « L’exemple que je leur propose va, pour ainsi dire, éclairer toute l’horreur de l’abîme que la passion leur cache ; elles verront ce que devient une fille qui confie son honneur à ses serments amoureux, ce que devient un amant satisfait, les funestes révolutions qui s’y passent, ou plutôt son épouvantable métamorphose. » (XI, 166-167)
15. « Des Biens de fortune », ¶ 83 (1691), éd. cit., p. 298-299.
16. J. Lafond, « De la morale à l’économie politique, ou de La Rochefoucauld et des moralistes jansénistes à Adam Smith par Malebranche et Mandeville », [in :] P. Force (éd.), De la Morale à l’économie politique. Dialogue franco-américain sur les moralistes français, Actes du colloque de Columbia (oct. 1994), [Revue] Op. cit., printemps 1996.
3. ¶ 28 (1694), éd. cit., p. 463-465.
18. M. Escola, La Bruyère I. Brèves questions d’herméneutique, Paris, Champion, coll. « Moralia », 2001, chap. X.
19. M. Delon, « La coquette au miroir », Europe, 811-812, nov.-déc. 1996, p. 79-86 ; G. P. Bennington, « Les Machines de l’opéra : le jeu du signe dans le Spectateur français de Marivaux, French Studies, XXXVI, 1982, p. 154-170.
20. Les Caractères, « De la Société ou de la Conversation », ¶ 16, éd. cit., p. 251. Voir aussi La Rochefoucauld Réflexions diverses, II & IV.
21. Ibid., « Des Femmes », ¶ 43, éd. cit., p. 215.
22. La narratrice emprunte le terme au jargon de la dévotion que raillait déjà un La Bruyère : « État de l’âme qui ne sent point de consolation dans les exercices de piété » (Littré).
23. On doit le supposer - faute de quoi la demande de la jeune fille n’aurait aucun sens, mais est-il vraisemblable qu’une dévote puisse se plaire à la lecture du périodique ?
24. Ce sont précisément ces passages que Marivaux retient dans la scène VI de L’École des mères (1632), où les répliques d’Angélique démarquent la lettre de la douzième feuille du Spectateur   il faut entendre là comme une insistance de l’énoncé littéral. « Serais-je de même si j’avais joui d’une liberté honnête ? En vérité, si je n’avais pas le cœur bon, tiens, je crois que je haïrais ma mère, d’être cause que j’ai des émotions pour des choses que je suis sûre que je ne me soucierais pas si je les avais. Aussi, quand je serai ma maîtresse ! » (éd. F. Deloffre et F. Rubellin, La Pochothèque/Classiques Garnier, 2000, p. 1155).
25. On verrait volontiers un signe du fait que le dispositif fictionnel en diptyque a bien été conçu par Marivaux pour produire une fiction de l’effet de fiction dans le travail de recomposition qu’il a fait subir à ses sources en se livrant à de curieux échanges entre plusieurs textes publiés par Addison et Steele, qu’il a lus en anglais (éd. cit. des Journaux, p. 599, n. 226 et sq.) : la première lettre de la feuille XII est une libre adaptation de la lettre d’un mari sur la dépense excessive de sa femme (Marivaux a inversé la situation de base), contaminée avec un texte d’Addison sur une riche veuve qui se plaint de l’avarice de son sixième époux (cette veuve étant une meurtrière sans mauvaise conscience…). La deuxième lettre de la feuille XII emprunte tout aussi librement plusieurs fragments à des lettres écrites par Steele (ibid., n. 245, 251), que Marivaux a unifiées dans un dispositif où le recours à la première personne et le statut du texte jouent un rôle capital.