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René Démoris (Paris III-Sorbonne Nouvelle)

Aux frontières de l’impensé : Marivaux et la sexualité

À paraître dans le N° 40 de la revue Crin, Pensée de Marivaux, éditions Rodopi, Amsterdam, 2002.

Au tome V des Effets surprenants de la sympathie, un inconnu raconte ses aventures à de belles dames qui l’ont accueilli, sans savoir qu’il s’adresse à sa propre fille, en quête, justement de son père disparu (Marivaux s’explique avec humour sur l’enchevêtrement d’intrigues où le lecteur peine à se repérer…). Aventures hautement romanesques, mais interrompues par un séjour de quatorze ans dans une île supposée déserte où un rival le fait abandonner. Épisode de tonalité utopique : l’inconnu devient le héros civilisateur des sauvages qu’il trouve sur l’île ("gros et petits, laids jusqu’à la difformité, habillés à moitié de peaux de toutes sortes de bêtes fauves." |1|) en soignant les malades et en leur enseignant l’usage du feu, la poterie et la culture du blé : "Leur esprit se déploya, pour ainsi dire ; car il ne faut bien souvent à l’homme que lui fournir une idée pour qu’il en conçoive une quantité d’autres. |2|" Législateur, il règle les mariages en y pondérant l’abus du pouvoir masculin et substitue au culte de la Mort (le seul qu’ils connussent) celui d’un Être souverain, "admirable ouvrier de toute la nature", garant pour chaque être humain de la liberté de se déterminer, et d’une âme immortelle. Du stade antérieur, il maintient en revanche l’ignorance de la propriété privée : la communauté des biens reste la règle. "Toute cette île ne semblait plus qu’une seule famille ; le charme de l’innocence et de la paix se glissait de jour en jour dans leurs cœurs. |3|" Rousseau n’est pas loin, en somme. Mais cet accès à la société "moderne" est sous le signe du bonheur. De ce bref épisode, je retiendrai un détail : la première rencontre que fait Fredelingue est celle d’une sauvagesse en compagnie de deux enfants, qui le conduit auprès d’autres sauvages dansant, où le héros identifie aussitôt le père de ces enfants : "Son mari était du nombre des sauvages qui dansaient : et je compris que c’était lui, par les caresses qu’il fit à ses deux petits enfants. |4|". Je donnerais volontiers à cette rencontre inaugurale une valeur symbolique (sans l’attribuer, du reste, à Marivaux) : avant le feu, avant l’existence de Dieu, il y avait donc un rapport familial, que le législateur va sans doute faire évoluer, mais qui peut-être rend possible le progrès ultérieur. J’y reviendrai. La parenthèse de l’île aux sauvages, qui ramène à la question de l’origine de la société et de la nature de l’humanité primitive (questions brûlantes en ce début du XVIIIe siècle) atteste en tous cas d’une dimension anthropologique de la pensée marivaudienne, passablement négligée par la critique. Trente ans plus tard, Marivaux écrira La Dispute, autre retour à l’origine, dont un des traits saillants est la manipulation du rapport entre parents et enfants. En 1744, à l’heure où Marivaux rencontra Rousseau et corrigea son Narcisse. Est-il légitime de mettre en rapport les deux bouts de cette chaîne pour reconstituer une pensée de Marivaux, sans supposer pour autant qu’un repli de l’espace-temps aurait permis à notre auteur de jeter un coup d’œil indiscret sur les Écrits de Jacques Lacan ? Ce serait l’occasion de poser la question qui ne peut manquer de venir à l’esprit de qui a pratiqué, sur les textes de Marivaux, une lecture interprétative d’orientation freudienne : jusqu’à quel point Marivaux lui-même a-t-il été capable de théoriser l’ensemble qu’il propose à la réflexion ? C’est la question même que Freud posa (ou fit poser) à Jensen à propos de sa Gradiva… |5|

Pensée de Marivaux. Ce génitif n’est pas sans faire problème. Que l’on se reporte à l’ouverture du Spectateur français : "Lecteur, je ne veux point vous tromper, et je vous avertis d’avance que ce n’est point un auteur que vous allez lire ici." Et de poursuivre : "je ne sais point créer, je sais seulement surprendre en moi les pensées que le hasard me fait, et je serais fâché d’y mettre du mien. |6|". Revoilà du génitif, qui met en question le rapport de propriété ou d’appartenance, habituellement supposé être celui de l’auteur à son texte. Le texte du Spectateur entend présenter, non une pensée sur des objets, mais bien ce qui se passe dans Marivaux lorsque le frappe l’objet extérieur, les pensées dont le hasard, en réalité, est le père (on pensera à la formule : "il lui a fait un enfant…"). Ce refus de paternité est en pleine harmonie avec une vision sensualiste. Ce qui intéresse Marivaux est le moment où l’objet dépossède le sujet pensant de sa supposée maîtrise. Ce sont les pensées de (?) Marivaux qu’il nous convie à lire, non sa pensée. Au lecteur de prendre le risque de l’élaborer, cette pensée. D’autant que ce lecteur sait fort bien que l’énoncé en question est presque une citation de Pascal, que la revendication du naturel est devenue un topos, bref qu’un projet d’auteur peut se dissimuler derrière cette pratique de la déliaison. À moins que l’auteur, par paresse, n’ait épousé la démarche de son personnage. De quoi s’y perdre. D’autant aussi que l’écrivain, malgré son rejet des systèmes, ne se prive pas d’inviter son lecteur à théoriser : rien d’innocent dans le choix précoce du modèle donquichottesque ou dans les pièces "philosophiques" des années 20, encore que Marivaux se garde ici et là d’effectuer une clôture du sens, préférant laisser en suspens la démonstration attendue. Cette démarche singulière, on peut l’attribuer, plus qu’à la prudence, à un sens aigu de l’impensé, pour ne pas dire de l’impensable, que laisse apercevoir notre rapport avec le réel, en quoi mutatis mutandis Marivaux est à bien des égards l’héritier de Pascal, dont Port-Royal avait choisi de publier les pensées…

J’entends ici proposer une réflexion sur la manière dont Marivaux a pu penser non la sexualité dans son ensemble (ce qui dépasserait le cadre de cette étude), mais plutôt la sexualité dans son origine, c’est-à-dire la formation du moi et son rapport aux instances parentales. D’où la mention initiale du "détail" de la mère sauvage caressant ses enfants.

Sans entrer dans l’analyse des Effets, j’y retiendrai le rôle important de l’instance familiale : c’est la recherche d’un père cru mort qui ouvre l’histoire, et ce père sauvera la vie du héros, comme celui de Parménie la sauvera d’un enlèvement avant de trouver la mort en la défendant. Parménie et Caliste du reste racontent longuement l’histoire de leurs parents, et le retour de deux pères supposés défunts joue un rôle décisif dans un dénouement heureux. Ce croisement entre intrigue amoureuse et rapport familial est à relever, tout comme la manière dont un père "prudent et équitable" fait capoter en 1712 une intrigue traditionnelle à l’italienne dans la pièce qui porte ce nom. Mais le trait le plus caractéristique dans ces débuts de Marivaux est peut-être celui d’un père qui, d’une manière ou d’une autre, a perdu le pouvoir : aux pères victimes des Effets, succède avec l’Annibal de 1720, un Prusias écrasé par le monstre froid de l’État romain, incapable d’offrir un modèle éthique à sa fille Laodice, qui se tourne vers un Annibal vieilli et légèrement mégalomane.

À notre propos importe bien davantage la petite pièce d’Arlequin poli par l’amour, où Marivaux joue de la polysémie d’un Arlequin que le théâtre de la Foire avait mis à toutes les sauces. Il y présente une réflexion sur le pouvoir : à se trahir les uns les autres , les puissants risquent de le perdre. Il y fournit aussi de manière plus voilée, des éléments pour penser l’accès du paysan ou du sauvage à la civilisation. La force symbolique de la pièce tient à ce télescopage du temps de l’apprentissage du langage et de celui de l’entrée dans la sexualité, événements habituellement séparés par un certain nombre d’années. L’imagination du lecteur a de quoi divaguer entre le paysan et le sauvage, entre l’enfant et l’adolescent en âge d’aimer. Et l’on pourrait s’amuser à reconnaître, depuis le sommeil et l’interjection initiale d’Arlequin jusqu’au moment de l’échange de la bague avec la fée un véritable défilé - accéléré - des pulsions partielles, préludant à l’amour d’objet |7|. La manière dont Marivaux traite son histoire peut conduire à un certain nombre d’énoncés peu conformes à la doxa en vigueur.

La fée, on le sait, se réclame de la "nature" dans son entreprise libertine |8|. De cette "nature", elle attend qu’elle produise son effet chez Arlequin. Or point. Le désir est absent. (Indifférence plus ou moins surprenante selon que l’on voit en Arlequin un enfant, un jeune homme, un rustre ou un sauvage |9| ). Il faudra attendre le coup de foudre, avec la rencontre de Silvia, pour que désir et amour se produisent simultanément. Marivaux néglige superbement la distinction reçue entre satisfaction physique et sentiment, tenu pour supérieur, qui recoupe le clivage entre âme et corps. En d’autres termes, le désir est-il dans la nature ? Silvia est tout aussi sourde à la supposée "voix de la nature". Si elle désire aimer, c’est pour avoir entendu parler d’amour, mais, comme elle le dit, elle "ne sent rien". Il n’y a amour et même désir que s’il y a eu langage. Et en ce sens, l’éducation manquée que la Fée entend donner à Arlequin a bien sa fonction : elle fait surgir l’idée d’un plaisir que le sujet ne connaît pas. Le déplaisir de cet apprentissage crée ce manque que viendra remplir à point nommé Silvia. Il faut donc qu’il y ait eu violence. L’enlèvement par la Fée et la contrainte qui lui succède sont nécessaires à l’élaboration du processus. "Hi, hi, hi, mon père, eh ! je ne vois point ma mère ! |10|" - cette première phrase d’Arlequin renvoie à un univers familial dont nous ne saurons rien, mais dont le manque donne sa dynamique à la suite. Point essentiel, que tout le théâtre de Marivaux ne cessera d’illustrer, mais que l’Arlequin autorise à attribuer aux zones les plus archaïques de la psyché : la découverte du désir et de l’amour n’est pas une partie de plaisir, en tant qu’elle met en question le bonheur déjà atteint et l’équilibre narcissique d’un sujet qui se sait aimé. Inutile de rappeler les résistances des jeunes premiers marivaudiens que les familles conduisent aux épousailles. "Que vous êtes jolie" dit Arlequin à Silvia. L’énoncé a le mérite de ne rien demander à la jeune fille qui était sur le point de s’enfuir, de conjurer le risque d’agression.

Que Marivaux en plaçant le désir du côté de la civilisation, dénonce l’artifice d’un mythe de la passion violente comme essence même de la relation amoureuse, est assez évident. (Rousseau s’en souviendra). L’abbé du Bos justifiait, dans la tragédie, le choix de rois et de princes par le fait que la situation des personnages leur permettait de vivre leurs passions sans contrainte, et donc en quelque sorte à l’état pur. D’une constatation analogue, Marivaux tire une conclusion différente : il revient en effet au puissant ou au riche de prendre l’initiative de l’amour et de s’y donner sans mesure, parce que sa position lui permet (ou le lui fait croire) de limiter les effets du changement qu’il subit, et par exemple en transformant à son usage l’objet aimé : la fée y échoue, mais le prince ou le financier y réussissent. Et ce n’est que dans la féerie que la fée se fait prendre sa baguette. Hors de là, de fait, le fort (et cette force relative peut se déployer dans divers registres), a plus de ressources pour affronter la dépossession de soi qu’implique l’investissement amoureux, pour en assurer le succès ou pour en supporter l’échec. Dans le surgissement de l’amour et du désir, la relation de pouvoir entre les deux partenaires est déterminante.

L’amour passion que vit la Fée, sur un mode très racinien, est-il l’amour à l’état pur ? (si tant est que la question ait un sens pour un Marivaux fort peu essentialiste). Peut-être faudrait-il dire que les puissants, par le choix paradoxal qu’ils font d’un rustre, d’une bergère ou d’une fille de concierge, s’assurent d’échapper à la loi générale qui régit les choix amoureux : fortune, rang, etc. Triomphe d’un amour-propre qui s’inscrit explicitement dans le projet éducatif de la fée sur Arlequin et assomption d’un narcissisme. Les grandes passions chez Marivaux ont volontiers une coloration mégalomaniaque (la fée dans Arlequin poli par l’amour, la princesse dans Le Triomphe de l’amour) ou perverse (Lucidor dans L’épreuve). Un autre modèle de l’amour se présente du côté de ceux qui se savent déterminés et soumis à la loi de la tribu. On pensera à ces moutons qui contraignent Silvia à s’éloigner d’Arlequin : heureux moutons, si l’on ose dire, puisque c’est à cette occasion que se produit pour Arlequin l’invention du symbole, sous la forme du mouchoir qui va, en son absence, représenter l’être aimé (dans un épisode qui rappelle de fort près la fameuse scène du fort-da chez Freud). Moutons en quelque sorte répétés par les conseils de prudence de la cousine : nouvel éloignement et privation du plaisir de dire son amour, mais qui va déboucher sur un fort réjouissant jeu avec le langage. Par là se crée la chance d’une continuité pour le sujet et d’une constance dans la relation amoureuse : recherche d’un plaisir connu, avec possibilité de substitution. Une lecture freudienne de la configuration de l’Arlequin pourrait désigner dans la Fée une image de mère castratrice, possessive, phallique (car pourvue d’une baguette que le héros devra conquérir pour établir sa virilité), profitant de l’absence d’un père qu’elle trahit, l’enchanteur Merlin absent de la scène, au nom duquel Trivelin prétend agir. Il n’est pas question d’attribuer cette interprétation à Marivaux (mais les contemporains ont pu être sensibles à la symbolique sexuelle de la baguette-phallus, tout comme à son équivalence avec l’argent, moyen universel de pouvoir |11|). La suite de l’œuvre montre qu’il a fait peut-être une partie du chemin qui y mène.

Hormis l’exclamation citée plus haut ("hi, hi, hi, mon père…"), l’univers familial, le temps d’avant, reste un bloc obscur dont il reste pourtant une autre trace. Lorsque Arlequin fait jurer à la Fée qu’elle n’assistera pas, invisible, à son entretien avec Silvia, il se souvient du serment par le Styx, référence puisée dans quelque conte de fées ("quand on me lisait des histoires"). Détail essentiel, puisque la fée, n’osant enfreindre son serment, va confier son anneau à Trivelin qui la trahira, assurant ainsi le triomphe d’Arlequin. Entre la fée et Arlequin, il y a donc bien une culture commune, que Marivaux non sans humour fait passer par le biais d’un conte d’enfant.

Cette voie du souvenir, les pièces suivantes semblent l’abandonner. La Double Inconstance regarde du côté du sauvage et du paysan plutôt que de celui de l’enfant. Les Surprises et Le Prince travesti sont pièces d’adultes. Marivaux y saisit bien le moment d’un passage où le moi se modifie, surmontant l’expérience du deuil, de l’infidélité ou de la pastorale. Mais il s’agit là d’un passé proche qui ne met pas en jeu l’instance parentale, remarquable du moins par son absence dans La Fausse Suivante : c’est bien l’absence de parents qui légitime l’enquête menée par le faux chevalier, et une politique de défense dérivant vers un déchaînement agressif, qui fait de l’héroïne la semblable du libertin qu’elle entend punir. Des pièces de cette période, on retiendra qu’elles opposent volontiers grands et petits dans un rapport éducatif : Flaminia, dans La Double Inconstance, se laisse séduire par les "petites personnes" et les habitants de L’Ile de la raison s’appliquent à "faire grandir" les humains déraisonnables. Le rapport familial ne se laisse voir qu’en 1725, dans L’Héritier de village, où se manifeste la solidité d’une unité qui permet de faire front à la désillusion de l’héritage perdu.

Il est en revanche évoqué dans Le Spectateur français, en septembre 1722, dans la neuvième feuille, avec la lettre d’une fille séduite, abandonnée et désespérée, qui au début rappelle le souvenir d’une mère disparue et termine son récit par une lettre pathétique à son père, dont elle implore le pardon |12|. Puis sur un mode comique, dans les plaintes d’une jeune fille affligée d’une mère excessivement dévote (feuille XII, décembre 1722), et à nouveau dans la feuille XIV (janvier 1723) |13| : un père y fait le récit pathétique de l’abandon où le laisse son fils. Pathétique qui n’exclut pas une vision critique : non sans analogie avec le misanthrope de la feuille XIII qui croyait qu’à se faire aimer des hommes il ferait fortune, le père a cru pouvoir s’assurer, chez son fils, d’un amour sans limites : "tout me garantissait l’amour de mon fils, tout m’assurait que cet amour était mon bien ; tout dans son cœur devait m’excepter des autres hommes" Illusion où le narcissisme trouve son compte : soucieux de l’avancement de son héritier, le père donne tout son bien, mais en s’imaginant que "c’était un bien qui changeait de nature, sans changer de maître. |14| " Il lui faudra l’expérience pénible des rebuffades que lui fait subir le fils, une fois parvenu, pour reconnaître que "lui et moi nous étions deux". La formule renvoie à un fantasme d’identification qui va jusqu’à la fusion et fait apparaître le procédé du fils comme relevant aussi de la légitime défense de son identité. C’est assez clairement une demande passionnelle qui se déclare ici, non sans rapport avec l’entreprise de la fée sur Arlequin, demande abusive qui ne repose pas sur l’exercice de l’autorité, comme chez Molière, mais bien sur les droits qu’est supposé donner le sentiment. Après coup, la générosité du père peut apparaître comme tentative inconsciente de séduction. Marivaux s’intéresse ici à cette zone dont Jean Laplanche écrivait qu’elle avait été relativement négligée par Freud : la demande libidinale faite par les parents à l’enfant |15|.

Écrivant en 1724, à partir de la feuille XXIV, l’histoire de l’Inconnu, Marivaux va aller plus loin dans cette voie, en situant son récit dans l’enfance et l’adolescence du héros-narrateur, avant l’entrée dans le monde et l’expérience amoureuse. Choix diamétralement et ostensiblement opposé à celui du récit précédent, le mémoire d’une vieille dame, ex-coquette qui fait le bilan de ses échecs, et surtout de son échec à donner un sens à sa vie. Le narrateur inconnu affiche au contraire une solide stature morale, dont le lecteur est en somme invité à trouver le fondement dans le récit de son enfance. C’est entre parents et enfants que l’histoire se passe : le couple parental, ruiné par la maladie du père et la banqueroute, ne parvient pas à surmonter la détresse psychique entraînée par l’échec social, qui a contraint la famille à s’exiler à la campagne. La mère en particulier se désespère, pour ses enfants, de l’humiliation infailliblement liée à la misère. Elle redouble ainsi l’accablement du père qui lui en fait reproche, et la conjure de rester au moins sensible à l’affection de ses enfants. C’est une de ces conversations que surprend le narrateur, qui exprime à sa sœur sa crainte qu’un excès d’amour conduisent leurs parents au tombeau : "elle nous aime trop, nous serons la cause de sa mort |16|". Conversation elle-même surprise par le père qui s’empresse de la rapporter à son épouse et comprend qu’il ne leur est "point arrivé de vrai malheur. |17|" Joie générale, le narrateur écrit : "je me rappelle seulement que dans tout le cours de ma vie je n’ai jamais senti de mouvements dont mon âme ait été aussi tendrement pénétrée qu’elle le fut dans ce moment. |18|" Commence le règne du bonheur. Là où l’injonction du père restait sans effet, l’action des enfants opère une conversion, qui substitue le rapport familial au rapport social défaillant. Cette défaillance met en évidence l’importance qu’a pour tous la relation familiale, mise en lumière grâce à la très freudienne transgression de l’écoute clandestine. Ce qui de fait inverse un moment la relation traditionnelle d’étayage et de dépendance. Ce sont bien les enfants qui rendent aux parents le sentiment de ce qu’il faudrait appeler un idéal du moi. Le père peut alors donner au fils des leçons de morale sur le malheur du grand seigneur et le bonheur du paysan lorsqu’il a plu…

Marivaux a-t-il senti ce qu’elles pouvaient avoir de convenu ? Lors de la mort de sa mère, une analepse donne l’occasion au narrateur de revenir, en mode itératif, sur le rapport qu’il eut avec elle |19| : évocation saisissante d’une soumission par le cœur, et non par l’autorité, où la leçon s’accompagne d’un trait de tendresse, qui entraîne de fait une intériorisation de l’instance supposée répressive : "son cœur que je ne perdais jamais de vue, tenait le mien en respect, et je n’aurais pas goûté le plaisir de la voir contente de moi, si je m’étais dit intérieurement qu’elle ne devait pas l’être, je me serais reproché son erreur. |20| ". Qu’aussitôt après surgissent les termes de sentiment et d’instinct, qui tiendront une telle place dans La Vie de Marianne, dit assez que ce qui se passe entre mère et fils ne relève pas de la raison raisonnante. C’est sur la peur d’une perte d’amour que se produit l’identification nécessaire à l’élaboration du moi moral et affectif, liée à la caresse plus qu’au discours. Remarquons-le : les parents ici ne sont pas des modèles (et même leur désespoir pourrait en faire des modèles négatifs). Mais leur capacité d’amour permet au sujet de s’aimer lui-même. Une fois les parents disparus, le jeune homme se ressent comme un "fugitif", un "enfant sans aveu", un "malheureux inconnu", avec le sentiment "d’être de trop partout". Mais il trouve en lui-même "je ne sais quel esprit de défiance et de courage, qui me rappela tout entier pour moi-même, et me rendit l’objet unique de mes attentions.|21| " En d’autres termes, il peut reporter sur lui-même l’amour qui lui a été donné et qu’il ressent comme participation à l’amour que les parents ont l’un pour l’autre. L’unité familiale fonctionne bien ici comme dispositif libidinal, lieu d’amour et refuge contre les incertitudes de la relation sociale.

Dès 1724, ce rapport à l’instance parentale vient s’inscrire dans le théâtre avec la bizarre petite pièce du Dénouement imprévu. Mlle Argante est censée y jouer la folle pour refuser le gentilhomme campagnard qu’a élu son père et auquel elle préfère (mais avec tiédeur : "il ne m’ennuie pas toujours", dit-elle) un Dorante qui doit aller à Paris. Comme on pouvait s’y attendre, malgré le titre, la première vue d’Eraste le campagnard, qui est "joli homme", emporte la décision en sa faveur. Le plus neuf de la pièce est ailleurs : dans la répugnance de la jeune fille à consentir au stratagème traditionnel de la folie, dans la curieuse complicité qui unit le père et la fille, l’une jouant fort mal la folle et l’autre ne s’y laissant pas prendre. Face au père, la fille n’entend pas perdre l’image qu’il a d’elle-même. Elle joue donc assez mal son rôle pour que le père n’en soit pas dupe, tentant d’instaurer entre eux un autre langage que celui des convenances et de l’institution . En rappelant à son père le temps de sa jeunesse ( "vous étiez bien sémillant", lui dit-elle), elle se réclame d’une identification à M. Argante, en tant qu’homme et sujet de désir. Et du coup, comme il le constate, "sort du respect". Comme le montre le dénouement, père et fille sont inconsciemment d’accord. Ce qu’il y a de neuf et d’imprévu dans la pièce, est la manière dont cet accord est mis en évidence.

On retrouvera dans les grandes comédies - Le Jeu, Les Serments indiscrets, Le Petit-maître corrigé - la complicité heureuse qui marque Le Dénouement imprévu. L’assurance de l’amour parental sert alors la résistance à l’amour qu’étaie l’amour-propre, comme pour la Lucile des Serments qui n’entend pas, pour un mari, perdre sa position de "déesse". Dans le Petit-maître, devant la perspective d’une rivalité, Rosimond a une étonnante formule : "Il le faut bien, puisqu’on le veut ; nous l’épouserons, ma mère et moi, si vous ne nous l’enlevez pas. |23|". Indéniablement le mot d’esprit joue avec une imagerie incestueuse. De fait, les dénouements préservent le rapport au passé, de façon particulièrement voyante dans le Jeu : la formule bien connue de Silvia : "je vois clair dans mon cœur" est sans doute sublime, mais elle apprend surtout au lecteur que Silvia n’aurait pas cédé à la romanesque tentation d’épouser un valet, en quoi elle répond aux demandes de sa caste, comme à celles de son père. Sa victoire sur Dorante, qui commet la sottise à laquelle elle s’est refusée, est aussi un cadeau qu’elle fait à M. Orgon, une preuve de la maîtrise qu’elle exerce sur son propre désir (car enfin l’épreuve n’est pas tout à fait dénuée de risques). Il est évident que M. Orgon a tout fait pour mériter cette marque d’attention et qu’il s’établit en régisseur et spectateur privilégié d’une intrigue dont il est le seul, avec Mario, à connaître le secret.

Intrigue à vrai dire bien nécessaire. À épouser tout de go Dorante, comment Silvia aurait-elle pu s’approprier la relation qu’elle a avec lui ? Dans la dynamique du couple, Marivaux a reconnu la nécessité d’une complémentarité, et donc d’une différence. Le sujet cherche en l’autre ce qui lui manque, mais ne peut identifier cette relation comme amour que s’il parvient à ignorer, en tant que tel, ce manque. Le risque, pour la Silvia et le Dorante du Jeu, dans leur parfaite symétrie, est de ne plus pouvoir se prêter à l’illusion du choix personnel (les serviteurs, sont bien sûr, sur ce point, moins regardants). Réelle ou imaginaire, l’inégalité des deux membres du couple semble bien apparaître comme la répétition de l’inégalité fondamentale qui est celle du couple enfants-parents, génératrice d’une complémentarité mise en évidence dans l’histoire de l’inconnu. Encore faut-il que cette inégalité ménage le terrain d’une identification (impossible, par exemple, dans le rapport d’Arlequin à la Fée). Le sentiment trop fort de l’étayage fourni par le partenaire peut empêcher l’identification amoureuse : Jacob explique ainsi que sa reconnaissance pour Mlle Habert paralyse l’amour qu’il aurait pour elle, et qui se produira pour Mme Dorville dont il peut être le bienfaiteur.

N’affublons pas Marivaux d’une théorie freudienne de l’inceste (car si on approche de la notion d’inconscient, entendu comme ensemble complexe et non comme simple réservoirs d’instincts, il y manque la notion cardinale de refoulement). On ne saurait cependant ignorer, dans les œuvres des années 30, la jubilation avec laquelle les personnages évoquent la confusion des rapports amoureux et familiaux. "Mon enfant", dit sans embarras Mlle Habert à Jacob qui a a bien en effet l’âge d’être son fils. Dans le plaidoyer qu’elle adresse au tribunal qui la juge, elle désigne en lui un double de son propre père, dont elle se charge de faire la fortune. On ne saurait mieux dire que le désir amoureux répète les désirs et les fantasmes de l’enfant.

Avant d’en arriver au Paysan, il semble que Marivaux se soit donné un autre terrain d’expérience avec la parenté adoptive. La Vie de Marianne et Le Triomphe de l’amour présentent l’image de couples fraternels recueillant un enfant dont les parents naturels ont disparu, exclus de la sexualité adulte à la fois par leur fraternité et par choix volontaire |24|. La disparition tragique de la mère naturelle de Marianne permettra à l’héroïne de s’attribuer une destinée romanesque et une noble origine (dont elle ne se souvient au reste que tardivement, pour tirer meilleur parti des propositions de Climal), mais elle reçoit de ses parents adoptifs tout l’amour dont elle a besoin, sans être pour autant coupée du monde. Elle n’est donc pas désarmée à son entrée dans le monde adulte.

Dans Le Triomphe de l’amour, l’adoption fait partie d’un projet politique et elle implique la retraite pour le jeune prince persécuté. La relation affective y y passe au second plan. L’intrusion de la princesse Léonide dans cet univers fermé fera éclater l’artifice de la maîtrise des passions à laquelle prétendait le philosophe, qui échappe au ridicule comme à l’odieux en avouant rapidement sa défaite. Mais l’éducation d’Agis, réduit à une innocence proche de la stupidité, le livre pieds et poings liés aux entreprises de la Princesse. Manque ici le spectacle du couple aimant que fournissait l’histoire de l’Inconnu. Par la médiation de l’enfant, les "parents" parviennent à leur vérité (qui est d’être eux aussi des sujets de désir), mais c’est pour en souffrir. Agis d’ailleurs n’aura pas un mot pour ces parents doublement défaits, dans leurs convictions comme dans leur passion. Non sans injustice, puisque la princesse réalise ce qui était leur projet - de rétablir Agis sur le trône. C’est tout de même du côté des pseudo-parents que se trouve le plus d’humanité.

La Vie de Marianne traiterait plutôt de l’incapacité à se dégager d’un modèle offert par le couple néoparental. À partir de 1735, où Marivaux invente Mme de Miran, l’intérêt de Marianne se déplace de Valville vers sa mère, et sur l’agrégation à une famille, où son amant pourra l’appeler "ma sœur". S’inscrit ici le rêve d’une réunion de la relation familiale et de l’amoureuse, dont la seconde de fait est sacrifiée. Avec le fantasme incestueux, Marivaux a joué d’une autre manière en choisissant de faire succomber simultanément aux charmes de Marianne, l’oncle, le neveu et la mère, par une coïncidence assez peu probable. Moyen sans doute de mettre en évidence le caractère libidinal de ces trois relations. Car Mme de Miran réussit là où Climal échoue et où Valville se dérobe. Depuis la scène de première vue, la dimension passionnelle de la relation a été marquée par Marivaux, qui non sans quelque cruauté, a souligné le peu de séduction de Mme de Miran, au reste parfaitement aimable et estimable. Marianne (qui semble devoir épouser à la fois, selon la formule du Petit-maître, le fils et la mère) occupera l’ancienne chambre que Mme de Miran occupait du vivant de son mari |25|. On a peine à croire que le détail soit innocent, d’autant que le texte souligne que ces espaces communiquent… Que Valville infidèle préfère découvrir auprès d’une étrangère ce qui de neuf en lui se déclarait (et risquait en somme de devenir trop familier, pour ne pas dire familial), permet aussi d’apprécier ce que le consentement de Mme de Miran a pu avoir d’un peu hâtif.

Entre le Triomphe et ses deux romans, Marivaux a mis en évidence la labilité d’un investissement libidinal qui est capable de changer d’objet, le cas échéant en faisant bon marché de la différence des sexes. Il a été aussi amené à réfléchir sur la relation entre agression et amour, et sur le rôle de la pitié. La pitié, on le sait, tient une place essentielle dans la supposition d’une sociabilité naturelle, et elle est couramment opposée à l’époque aux demandes égoïstes du désir de la passion, qu’on lui trouve ou non une origine transcendante. La frontière chez Marivaux peut devenir indécise : si la pitié de Mme de Miran pour Marianne relève aussi de la séduction, n’est-ce pas aussi dans le mouvement de pitié de Climal que s’élabore son projet libertin, le personnage ne se définissant pas comme un scélérat "professionnel", à la différence de Tartuffe, et Marianne jouant avec habileté, mais non sans ambiguïté, de sa capacité de "faire pitié" ? Et du coup on se demandera si en son origine même le rapport des parents à l’enfant, la dépendance de l’un par rapport aux autres, n’est pas le modèle de cette dénivellation indissociable du désir et de l’amour.

Du côté de la pitié, Le Paysan parvenu ouvre sur des horizons parfois étranges. Jacob vient au secours de Mlle Habert, prise de malaise sur le Pont Neuf. Topos bien sûr, mais où au lieu de la pitié attendue, Jacob se livre à une évocation de la succulence de la personne à laquelle il vient en aide. Le désir serait-il lié à une suspension de la pulsion orale, fondamentale, et au déplacement qu’elle subit. Déjà, en 1720, Arlequin disait des doigts de Silvia : "Je n’ai jamais eu de bonbon si bon que cela. |26|" Mais s’abstient de les dévorer, sinon de baisers. Cela nous amènerait tout près de la problématique kleinienne du rapport au sein maternel, avec toute l’ambivalence qui est celle de la pulsion orale. Il me semble au moins aventuré d’attribuer à Marivaux une théorisation sur ce point : du moins peut-on y reconnaître la duplicité d’une relation sexuelle fondée chez Marivaux à la fois sur l’étayage et l’identification, qui s’apprend dans le rapport à l’instance parentale.

Cette toute puissance sur l’enfant, l’adulte peut-il accepter de la perdre ? L’École des mères, en 1732, reprenant Molière, avait mis en scène une Mme Argante abusant de son autorité pour infliger à sa fille un mari à sa convenance, à elle. La Mère confidente, en 1735, va plus loin : au nom d’une relation affective forte, cette Mme Argante entend occuper par rapport à sa fille toutes les places possibles : celle de représentant de la loi, celle d’objet d’amour, et celle de confidente normalement réservée à la soubrette, dont malgré un dénouement heureux, et les traditions, elle exigera l’éviction. Usant d’un mélange hasardeux d’autorité et de chantage sentimental à sa propre mort, elle tend à envahir l’espace personnel de sa fille (et il n’est sans intérêt de remarquer que Mme de Miran revendique, dans La Vie de Marianne, cette appellation de mère confidente |27|). En faisant renoncer les deux amoureux à leur projet d’enlèvement, elle fait certes triompher la vertu, mais s’établit en tiers dans la relation amoureuse (comme le montre sa vengeance à l’endroit de la soubrette), dans une scène qui est, avec son futur gendre, de séduction mutuelle. Triomphe de la mère passionnée, donc. À moins, bien sûr, qu’elle ne soit la dupe d’amoureux plus habiles qu’elle ne le croit et qui ont compris qu’elle entendait être séduite.

Par un de ces renversements expérimentaux dont il est coutumier, c’est à propos de la carence de l’amour parental, que Marivaux va explorer le plus profondément peut-être le rapport du sujet à ses origines, dans l’histoire de Tervire, qui complète en 1742, La Vie de Marianne. La réponse à l’histoire antérieure est marquée par un usage des noms dont Marivaux n’a pu ignorer la valeur symbolique. Marianne n’avait qu’un prénom, Tervire n’a pas de prénom, mais un nom de famille qui sert à désigner à la fois le grand-père, le père et la jeune fille. Tout le récit est dominé par ce "nom du père", et celui de Dursan qui renvoie à une mère, son fils et son petit-fils, au point parfois de gêner la lecture. Ce parallélisme invite à la théorisation. De fait Tervire semble développer le propos de Toinon dans la première partie de la Vie de Marianne, qui évoquait la chance d’être orpheline. Fruit d’une union clandestine, mais légitime, Tervire voit la source de ses malheurs dans le mariage de ses parents, qui entraîne l’exhérédation du père, et la misère qui le mène à se faire tuer au service. Marivaux semble s’être posé la question suivante : Que se passe-t-il lorsque l’enfant légitime se voit non seulement privé d’étayage affectif, mais objet d’un vœu de mort, du fait qu’elle représente un passé qui n’est plus dans le désir d’une mère, qui entend, après le deuil, vivre sa vie et laisse à l’abandon l’enfant qui représente le disparu. Ces événements (comme dans le cas de Marianne) surviennent trop tôt pour entrer dans le vécu conscient de l’enfant : la Tervire sale et déguenillée des premières années peut être imaginée heureuse. Mais ils font partie de l’histoire que les autres lui racontent.

Ainsi à la suite d’une écoute clandestine (encore…), Tervire se voit à son grand étonnement, qualifiée d’orpheline par la grand-mère qui l’a recueillie |28|. De quoi la placer dans une situation impensable, hors langage. Cette identité d’enfant rejeté, qu’elle doit endosser, rend inefficace la tendresse de la grand-mère, qui aurait pu avoir le rôle de la sœur du curé dans La Vie de Marianne, mais pâtit également de l’agressivité et de la cupidité de ses deux filles. Dans cet enfer familial, où tout lui rappelle sa perte, le moi de Tervire échoue à se construire. Quant au modèle amoureux, représenté par la mère et son second mari, mais renvoyant aussi au malheur du premier mariage, il ne peut être que rejeté. De fait, Tervire n’accède ni à l’amour, ni au désir, sauf pour un bref moment : héritière présomptive de sa tante, qui l’a recueillie, elle prend pitié d’un jeune inconnu qui se trouve être son cousin Dursan, victime avec sa famille d’un rejet analogue à celui qu’elle a connu. Or Tervire à ce moment préfère jouer le rôle de justicière, et procéder à la réconciliation théâtrale de la mère et du fils, c’est-à-dire faire rejouer l’épisode où ses parents ont perdu la partie, lorsque la mort soudaine du grand-père les a privé, malgré son pardon de l’héritage espéré. Tervire adulte exerce sur la mort de sa tante et de son fils (sur leur programmation, serait-on tenté de dire) la maîtrise que ne pouvait avoir l’enfant de trois mois qui avait provoqué, sans le vouloir, à la fois le pardon et la mort de l’aïeul.

Paradoxalement Tervire ne parvient pas à se déprendre de son passé. Tout se passe comme si, privée de l’étayage parental, elle était incapable d’un rapport aux personnes mêmes, réduite à se concevoir en termes sociaux, assumant des rôles supposés lui valoir l’approbation générale. D’où un conformisme qui lui fait envisager sans remords d’épouser un vieillard promis à une mort prochaine, ou la fait accepter l’adoption par sa tante sans un mot de regret pour le paysan qui l’a hébergée durant de longues années. La manière dont elle met en scène les retrouvailles de la mère et du fils en devient tragiquement burlesque : l’opération est en somme réussie, mais la seule parole du fils est : "votre victime, ma mère", et il meurt le soir même, sa mère, épuisée par la maladie et les émotions, le suivant une semaine après. Ce qui revient à répéter la scène inaugurale du roman où, sans le vouloir, la petite fille de trois mois donnait la mort à l’aïeul sur le point de pardonner. À cette héroïne vertueuse (objectivement, si l’on peut dire), il a manqué l’intériorisation que décrivait l’histoire de l’Inconnu. Tervire laissera en plan son ébauche amoureuse pour partir en quête de sa mère, "grande et intéressante aventure", dit-elle, qui revient à poursuivre un objet de discours, ne correspondant à rien dans son expérience propre |29|. Elle se satisfera aisément que le besoin et non l’amour lui attache la mère enfin retrouvée (et elle-même rejetée par le fils auquel elle a tout sacrifié). Le discours final de Tervire, donnant à la belle société une superbe leçon d’humanité, qui ne peut qu’entraîner l’adhésion du lecteur, est en même temps une pose et le pire moyen pour obtenir ce qu’elle dit rechercher, c’est à dire une situation décente pour sa mère.

C’est ici le registre du sentiment qui fait défaut au sens marivaudien du terme, en raison de l’absence d’identification précoce qui marque le rapport à l’instance parentale. Défaut irréparable, semble-t-il, mais dont Marivaux laisse au lecteur le soin d’établir le diagnostic. Dans Marianne et dans le Paysan, Marivaux déléguait plus ou moins au narrateur la fonction de théoriser, en se dispensant d’en être la caution. Du moins le personnage amorçait-il, par ses propres "réflexions", celles du lecteur. Tervire est en revanche incapable du moindre retour critique sur son passé, incapable de prendre sur elle-même le point de vue de l’autre, vouée à la tâche impossible d’être sa propre mère. Quitte à sembler proche, parfois, de la stupidité.

Le lien est étroit entre l’histoire de Tervire et la fable de La Dispute. Fable philosophique ? En ce sens d’abord qu’elle présente une expérience de philosophie expérimentale, léguée à ses descendants, tentée par un roi "naturellement assez philosophe", pour résoudre la question de la première inconstance (masculine ou féminine ?). Il s’agit de questionner la nature même par une reconstitution des origines : "le monde et ses premières amours vont reparaître à nos yeux tels qu’ils étaient, ou du moins tels qu’ils ont dû être", correction non négligeable qui se répète : "des âmes tout aussi neuves que les premières, encore plus neuves s’il est possible." (sc.I). Le monde d’avant pour les jeunes gens sujets de l’expérience est difficile à imaginer : une forêt, mais apparemment point d’eau courante…, un terrain limité, une prison ? Marivaux ne fait rien pour dissimuler l’arbitraire de l’hypothèse, qui autorise une manipulation du rapport entre les enfants et les parents, remplacés dans leur fonction utilitaire par deux serviteurs noirs, dont la couleur est supposée garantir de toute identification. L’homme de l’origine est ici non seulement privé de son rapport aux parents naturels, mais aussi de toute relation avec la nature elle-même. Son rapport au langage est au moins problématique : une seule chose est sûre, c’est qu’il ignore la différence des sexes. Les serviteurs héritent, semble-t-il, de la neutralité sexuelle des eunuques du sérail, mais lors de l’entrée dans le monde, ils ont de plus une fonction pédagogique, puisque reprenant les conseils de la cousine dans l’Arlequin poli par l’amour, ils mettent en garde les jeunes gens contre le risque de l’ennui (et cette fois c’est le couple fraternel et stérile du Triomphe de l’amour qui resurgit).

"Croyez-moi, nous n’avons pas lieu de plaisanter", conclura Hermiane. La pièce met en évidence pour Eglé, après ce "stade du miroir" que constitue la découverte de son image dans le ruisseau, un déchaînement de libido narcissique qui s’accompagne d’une agressivité totale à l’égard du semblable ; chez l’homme se dessine en revanche une libido d’objet (qui amène Azor à préférer à son image celle d’Eglé), mais une capacité aussi à entretenir un rapport amical avec son semblable. Pour l’inconstance, la partie est égale, le mode seul diffère. Ce qui est sinistre en revanche, c’est la désolante pauvreté des échanges que traduit l’exclamation en somme naïve d’Eglé : "c’est que je ne veux rien perdre". Mais aussi bien c’est en termes d’acquisition d’objet qu’elle évoque sa première rencontre avec Azor. Le sentiment est absent à ce rendez-vous. Et sans doute relève-t-il d’un certain degré de civilisation, que ne peuvent connaître ces "âmes neuves". Mais aussi et surtout peut-être (les autres textes de Marivaux autorisent à cette interprétation), joue ici l’absence de la relation fondamentale avec l’instance parentale, qui combine l’étayage avec l’identification, dont Marivaux, avec les moyens du bord, a signifié l’absence. C’est en somme sur un mode négatif, dans La Dispute que se trouve confirmé le rôle central de la relation familiale pour la relation amoureuse comme pour la formation du moi et son rapport aux exigences de la loi.

On ne dira pas que la leçon de La Dispute est claire, pas plus du reste que celle des autres pièces "philosophiques" où Marivaux semblait montrer une ambition théorique : la fin heureuse de L’Île des esclaves, psychodrame réussi, n’est évidemment pas à la hauteur des questions graves qui sont posées dans la pièce, de même que dans La Colonie, l’arrivée des sauvages interrompt providentiellement l’expérience féministe en cours. Ce qu’a voulu montrer cette étude est seulement qu’au delà de la malédiction qu’il jette sur les systèmes, Marivaux développe par une série d’expérimentations complémentaires une réflexion qui présente une indéniable continuité malgré le maintien des zones d’ombre.

Il s’agit de faire penser, de donner à penser, ou de "laisser penser", pour employer un terme qu’affectionnait le comte de Caylus, lecteur attentif de Marivaux. La présente étude n’entend pas épuiser tous les renvois qu’autorisent les textes, pour une théorie générale de la sexualité chez Marivaux.

Ce régime de la pensée n’est pas sans rapport avec ses objets. Il se pourrait qu’il caractérise une époque, que l’on appellera par commodité du terme de rococo, avant l’avènement du XVIIIe siècle encyclopédiste. La génération de Marivaux a pris de plein fouet la révolution sensualiste et au moins aperçu les transformations fondamentales qu’elle supposait dans la vision du monde, aussi bien que du côté de la morale privée et publique. Et elle se pose la question de l’origine d’un fait social qui ne trouve plus sa caution en Dieu. Inutile de se dissimuler que les analyses marivaudiennes ouvrent sur des horizons inquiétants : en particulier sur la nature de la pitié, nouvel axe d’une refondation sociale et donc d’une moralité. Que faire d’une théorie où il est trop évident que la pitié a partie liée avec le désir ? Et qui interroge d’autre part, de façon troublante, une loi du père qui n’est pourtant pas mise directement en question ? Faut-il parler de subversion douce comme Fontenelle parlait de "surprise douce" ?

Qu’il y ait implication théorique chez Marivaux, la lecture qu’en ont fait les philosophes le montre bien. Car c’est souvent, et sans qu’ils l’avouent, sur son anthopologie qu’ils ont théorisé. Ils ont du coup mis en évidence les risques de subversion que comportaient ses analyses et édifié les barrières qui permettaient de les écarter. La Religieuse de Diderot se souvient de Tervire qui lègue à Suzanne son ignorance de la sexualité ; mais c’est sur la mère odieuse et coupable que se trouve renvoyé l’ignorance de l’affect, ce qui est en somme plus rassurant : on sait où est le mal : l’adultère et la superstition. Aussi bien Le Fils naturel met-il en œuvre l’hypothèse, après tout fort ordinaire dans les reconnaissances romanesques, qui ne peut manquer de venir à l’esprit du lecteur : et si Marianne et Valville étaient frère et sœur ? Par bonheur, la vertu de Dorval (Dorante+Valville ?) a triomphé de la tentation avant le retour du père coupable…|30| De quoi rassurer encore une fois.

Plus qu’à Diderot, il revient à Rousseau d’avoir théorisé l’anthropologie marivaudienne, tout d’abord en faisant de la configuration inventée par le despote de la dispute l’hypothèse de base pour l’humanité des origines, malgré les évidentes difficultés que supposait la fonction des parents, sommairement liquidés dans le second Discours. Dans l’Essai sur l’origine des langues, l’inceste deviendra le régime normal des sociétés-familles du second état de nature, ce qui revient à projeter sur l’histoire de l’humanité l’expérience marivaudienne de rupture que suppose l’entrée dans la sexualité. Que la rencontre de Marivaux et de Rousseau se soit produite sans doute au temps de La Dispute est à retenir. On trouvera sous la plume de Julie dans La Nouvelle Héloise, l’affirmation explicite de la priorité de la voix du sang sur celle de l’amour, qui justifie la conversion de la prêcheuse et le renoncement à l’amour : de quoi restaurer les droits du père au nom du sentiment, là où Marivaux analysait la tendance du sujet à répéter et préserver une expérience antérieure dans une situation nouvelle |31|. L’analyse détaillée de cette intertextualité, que j’ai tentée à propos de La Nouvelle Héloise, sortirait du cadre de cette étude.

L’inceste du Fils naturel, la théorie de la voix du sang dans La Nouvelle Héloise, mettent en évidence ce qu’il y avait de potentiellement scandaleux dans le texte marivaudien, l’effort pour le théoriser conduisant du même coup à élaborer des défenses contre le scandale. Ce qu’avait à dire Marivaux ne pouvait se penser qu’à la condition de ne pas faire l’objet d’une théorisation explicite, permettant de déjouer une censure à la fois intérieure et extérieure, étant admis que la limite entre les deux est parfois difficile à déterminer.

René Démoris
Université Paris III-Sorbonne Nouvelle

|1| Les aventures de *** ou les effets surprenants de la sympathie, ed. F. Deloffre, in Œuvres de jeunesse, Pléiade, 1972, p. 282.
|2| Ibid. p. 285.
|3| Ibid., p. 289.
|4| Ibid. , p. 283.
|5| Je me permets de renvoyer à d’autres études dont celle-ci tente de faire une mise au point : " L’inceste évité : identification et objet chez Marivaux entre 1731 et 1737", Études Littéraires, vol 24, n° 1 Été 1991. Québec. - "Le père en jeu chez Marivaux", Op. cit. 1997. - "Inquiétante étrangeté, vœu de mort et dévoration dans le Paysan Parvenu", Nouveaux regards sur le Paysan parvenu, Revue Marivaux, n°6, 1997, à un volume : Les Causses Confidences de Marivaux. L’être et le paraître. Paris Belin 1987, ainsi qu’à un texte à paraître dans les Actes du colloque de Toulouse sur "L’imaginaire de Marivaux" (1997) : "Tervire ou la réparation impossible".
|6| Op. cit., Journaux & Œuvres diverses, ed. F Deloffre et M. Gilot, Garnier, 1969, p.114.
|7| " une heure se passe, il se réveille encore, et ne voyant personne auprès de lui, il crie : Eh !", Arlequin poli par l’amour, Théâtre complet de Marivaux, ed. F. Deloffre, Garnier, 1968, t.I,, p. 88.
|8| "Est-il rien de plus naturel que d’aimer ce qui est aimable ?", ibid. p. 87.
|9| On remarquera que dans le conte de Mme Durand, auquel Marivaux emprunte son histoire, la fée qui entend "civiliser" le prince idiot, craint une manifestation violente de sa part, l’idiotie pathologique expliquant son indifférence.
|10| Ibid., p. 91.
|11| Rappelons que l’Arlequin est contemporain de l’affaire de Law, qui ruina Marivaux.
|12| La lettre au père se trouve dans la feuille XI, op.cit., Journaux & Œuvres diverses, ed. F Deloffre et M. Gilot, Garnier, 1969, p.171-172.
|13| Ibid., p. 176, et 186 sqq. À mettre en rapport avec le spectacle des petits enfants machines dans la feuille XVI, ibid., p.204-205.
|14| Ibid., p. 189.
|15| Voir J. Laplanche, Le primat de l’autre en psychanalyse, Flammarion, 1992.
|16| Ibid., p. 238.
|17| Ibid. p. 239
|18| Ibid., p.240.
|19| Du même coup, le récit concerne une période beaucoup plus longue, indéterminée, mais semblant remonter jusqu’à l’enfance.
|20| Ibid., p.256.
|21| Ibid., p. 265.
|22| Voir l’étonnante scène VII, op. cit., ed. cit. p. 493 sqq.
|23| Op. cit., A. II, sc. 4, ed. cit., t. II, p.184,
|24| Rappelons que le couple du curé et de sa sœur appartiennent à la premièrepartie de La Vie de Marianne, en 1731, que Le Triomphe et L’École des Mères sont de 1732, Mme de Miran étant mise en place dans son rôle spécifique seulement en 1735, dans la partie III de Marianne, après publication du Paysan, et la même année que Le Petit-Maître corrigé et La Mère confidente.
|25| La vie de Marianne, ed. F. Deloffre, 1957, p. 344.
|26| Op. cit., ed. cit., t.I, p. 94.
|27| Op. cit., ed. cit., p. 204.
|28| Voir Op. cit., ed. cit., p.444. Dans une conversation privée, surprise par Tervire, la grand-mère emploie le terme d’orpheline pour évoquer l’état d’abandon où sa mère laisse Tervire, métaphore que l’enfant prend à la lettre.
|29| "C’est une si grande et intéressante aventure que celle de retrouver une mère qui vous est inconnue ; ce seul nom qu’elle porte a quelque chose de si doux." Op. cit., ed. cit., p. 553.
|30| On songera aussi bien sûr au compte que Diderot règle avec L’indigent philosophe dans son Neveu de Rameau. Dans les Entretiens, l’attaque explicite porte sur un autre point de subversion : l’importance donnée aux serviteurs par les intrigues doubles de Marivaux.
|31| Je renvoie sur ce point à mon étude à paraître dans les actes du colloque tenu à Genève en 1998 sur "la Nouvelle Héloise et ses intertextes" : "De Marivaux à la Nouvelle Héloise : intertexte et contre-texte, entre fantasme et théorie."