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Points de vue américains sur les Journaux
Sarah Benharrech

De la singularité dans les Journaux de Marivaux.

L’abbé Trublet disait de Marivaux, « s’il n’estime que lui-même, cela vient non seulement de son amour-propre, mais encore de la singularité et originalité de son tour d’esprit1. » à peine oserait-on déclarer que l’abbé méjuge l’auteur des Journaux quand il emploie à son propos deux des termes qui reviennent si souvent sous la plume de l’écrivain, « singularité » et « tour d’esprit » en écho au « caractère d’esprit » que Marivaux réserve à l’auteur selon son cœur. Toutefois le rapprochement de ‘caractère’ et de ‘singularité’ dans le discours marivaudien fait peut-être partie de ces liaisons singulières d’idées que relevaient pour les blâmer, ses contemporains2. Caractère désigne un trait distinctif qui permet de classer une entité dans une catégorie. Le terme évoquant les types et les codifications formelles après l’influence des caractères théophrastiens, ne semble pas à première vue l’expression idéale d’une singularité individuelle. Et pourtant, c’est bien dans la dynamique de la mise en relation des notions de caractère et de singularité que Marivaux esquisse une anthropologie individualiste qui repose sur le postulat du caractère personnel. C’est donc par le biais de la singularité dont se réclament les narrateurs des Journaux, que nous nous proposons d’esquisser l’un des aspects de la pensée anthropologique de Marivaux sur l’individu, son caractère et sa singularité 3.

« Je ne sais point créer, je sais seulement surprendre en moi les pensées que le hasard me fait » 4 déclare le narrateur du Spectateur français. Piquant la curiosité du lecteur par une telle dénégation, le Spectateur précise sa pensée quelques lignes plus tard : « Je ne destine aucun caractère à mes idées ; c’est le hasard qui leur donne le ton » 5. Préférant une esthétique de l’occasion à celle du projet concerté, le narrateur confère au caractère une valeur négative et surtout restrictive. Caractère dans le domaine de la critique renvoie à une classification des espèces littéraires selon des modalités formelles et thématiques. Par caractère d’un ouvrage, l’Encyclopédie entend la

différence spécifique qui le distingue d’un autre ouvrage de même genre. Ainsi l’ode, l’églogue, l’élégie, le poëme épique, la tragédie, la comédie, etc. sont des ouvrages de poësie ou des poëmes : mais chacun a ses principes, ses regles, son ton propre et particulier ; et c’est ce qu’on appelle son caractère6.

En rapportant cette définition à la déclaration du Spectateur, ‘caractère’ s’oppose au hasard en ce qu’il induit une forme et une contrainte à la libre inspiration. Le Spectateur dénigre ainsi un pesant Traité de Morale « scrupuleusement conservée dans son caractère » 7. En d’autres termes, l’auteur qui donne une forme préconçue à son ouvrage et à ses pensées d’après un catalogue de genres littéraires, adopte « une marche d’emprunt » 8. Le Spectateur regrette donc l’inadéquation fréquente entre le caractère de l’ouvrage et la « figure naturelle » de l’esprit de l’auteur. Dès que l’œuvre obéit strictement à des conventions formelles, elle rompt tout lien de ressemblance avec le « caractère d’esprit » 9 de son auteur. Caractère possède ici le sens premier de ‘sorte’, ‘type’ 10 mais anticipe sur la définition qu’en donnera Duclos : « Le caractère est la forme distinctive d’une âme avec une autre, sa différente manière d’être » 11. à la différence du caractère d’un ouvrage dont le relevé permet de classer l’œuvre dans une catégorie générique, ‘caractère d’esprit’ se réfère à un auteur particulier.
L’importance accordée au caractère individuel de l’auteur prend tout son sens dans le contexte d’un débat sur la singularité. Si l’auteur admet la nécessité de se soumettre à des critiques, il ne doit pas pour autant « quitter » son « caractère d’esprit » et ceci au nom du naturel :

penser naturellement, c’est rester dans la singularité d’esprit qui nous est échue, et qu’ainsi que chaque visage a sa physionomie, chaque esprit aussi porte une différence qui lui est propre.

Le caractère individuel de l’auteur, qui prête forme à ses idées et à ses œuvres, se présente par conséquent comme le lieu et le signe de la singularité. Le narrateur entreprend de défendre la notion même de singularité contre les objections de ses contemporains car il constate avec amertume que son naturel est pris pour de l’affectation.

En le lisant, vous avez trouvé un génie doué d’une pénétration profonde, d’une vue fine et déliée, d’un sentiment nourri partout d’un goût de réflexion philosophique ; avec ce génie-là, avec un naturel si riche et si supérieur, on est par-dessus le marché nécessairement singulier, et d’un singulier très rare ; cela est donc clair : il n’est point naturel, il court après l’esprit. 13

Le terme pris en bonne part signifie « excellence, rareté » mais se dit souvent péjorativement des personnes qui cherchent à se distinguer et qui tombent dans le ridicule le plus prononcé. Pour se protéger des sarcasmes, le narrateur se place sous l’autorité des grandes figures littéraires, telles que Montaigne, Pascal et La Bruyère.

Si Montaigne avait vécu de nos jours, que de critiques n’eût-on pas fait de son style ! car il ne parlait ni français, ni allemand, ni breton, ni suisse. Il pensait, il s’exprimait au gré d’une âme singulière et fine. Montaigne est mort, on lui rend justice ; c’est cette singularité d’esprit, et conséquemment de style, qui fait aujourd’hui son mérite. La Bruyère est plein de singularité ; aussi a-t-il pensé sur l’âme, matière pleine de choses singulières. Combien Pascal n’a-t-il pas d’expressions de génie ? Qu’on me trouve un auteur célèbre qui ait approfondi l’âme, et qui dans les peintures qu’il fait de nous et de nos passions, n’ait pas un peu le style singulier ? 14

Marivaux n’emploie presque jamais le mot ‘originalité’. Toutefois le rapprochement entre singularité et génie annonce le développement des questions du génie et de l’originalité. Vauvenargues retient de Montaigne l’originalité de sa pensée avec des accents comparables à ceux de Marivaux :

On admire dans ses écrits ce caractère original qui manque rarement aux âmes vraies ; il avait reçu de la nature ce génie sensible et frappant qu’on ne peut d’ailleurs refuser aux hommes qui sont supérieurs à leur siècle15.

Il associe une éthique de la spontanéité et du vrai à une esthétique de la ‘consubstantialité’ de l’auteur et de son œuvre :

Cestoit un esprit vraiment original. Son caractere pourroit etre plus haut, mais il ne pourroit etre plus a luy, et moins emprunte. Il a surpassé en sincerité la plupart des ecrivains. Et cest a mon avis ce qui luy donne non seulement ce caractere original dont je le loue, mais aussi ce qui fait que ses pensees sont plus vrayes et plus interessantes16.

Mais l’intention de Vauvenargues diffère considérablement de celle de Marivaux. Vauvenargues exalte la grandeur des hommes supérieurs selon une éthique de l’énergie créatrice que certains individus illustrent par la puissance de leur génie. Marivaux développe le concept de singularité en recourant aux figures exemplaires de Montaigne, Pascal et La Bruyère sans pour autant s’engager dans une éthique esthétisante des hommes supérieurs. La singularité est le fait de tout auteur à l’écoute de son naturel. Sans être nommée, l’originalité est présente en filigrane dans sa déclaration d’indépendance vis-à-vis de ses prédécesseurs et de ses contemporains :

écrire naturellement, être naturel n’est pas écrire dans le goût de tel Ancien ou de tel Moderne, n’est pas se mouler sur personne quant à la forme de ses idées, mais au contraire se ressembler fidèlement à soi-même17.

La seconde Querelle des Anciens et des Modernes oppose en 1713-1716 Houdar de La Motte à Mme Dacier qui débattent de l’épineux problème de la fidélité au texte d’Homère. Dans l’optique des partisans des Anciens, tout a été dit et les Modernes sont de médiocres copistes. C’est pourquoi le dessein de La Motte, d’adapter l’Iliade au goût du jour, soulève l’indignation de Mme Dacier. Houdar de La Motte se défend et oppose aux textes originaux sa propre originalité :

J’ai mis en vers l’Iliade, tout imparfaite que je l’ai jugée ; et il semble d’abord que je mérite un reproche opposé à celui que craignent ordinairement les traducteurs qui entreprennent de copier les originaux qu’ils jugent parfaits et inimitables. (…) J’ai suivi dans l’Iliade ce qui m’a paru devoir en être conservé, et j’ai pris la liberté de changer ce que j’y ai cru désagréable. Je suis traducteur en beaucoup d’endroits, et original en beaucoup d’autres18.

Dans le discours de La Motte, original tient donc de deux sens étroitement liés : comme substantif au pluriel il tend à désigner les ‘premiers’ textes tandis que comme adjectif au singulier, le terme renvoie aux apports et retouches des littérateurs français. Selon les partisans des Anciens qui ne jurent que par la fidélité aux originaux, il serait inconcevable de faire preuve d’originalité si ce n’est par une imitation toujours plus fidèles des originaux. Les Modernes bouleversent ces données en s’appropriant le concept d’originalité, à savoir en traitant leur propre production comme de nouvelles sources de référence. Signalant peut-être le désir d’être les Anciens des générations futures, les Modernes déplacent le centre d’originalité de l’Antiquité au XVIIe siècle français. Dufresny parie ainsi sur l’originalité en dépit des règles d’imitation prescrites par les partisans des Anciens. C’est dans le discours des Modernes et de leurs successeurs que l’originalité perd toute connotation péjorative, pour devenir un attribut revendiqué :

je voudrois écrire, & je voudrois être original : voilà une idée vraiment comique, me dira ce sçavant traducteur, & je trouve fort plaisant que vous vous avisiez de vouloir être original en ce tems-ci ; il falloit vous y prendre dès le tems des Grecs ; les Latins même n’ont été que des copies. Ce discours me décourage. Est-il donc vrai qu’on ne puisse plus rien inventer de nouveau ? 19

Si la problématique de l’originalité est bien présente dans le discours de Marivaux dans son refus de donner un « caractère » à son ouvrage et d’imiter Anciens et Modernes, Marivaux se concentre sur la notion de singularité et laisse de côté la question de l’innovation. Pas davantage ne partage-t-il avec Vauvenargues une éthique exaltant les représentants d’un entendement supérieur au commun. Toutefois la portée de son discours serait limitée si Marivaux n’avait en tête que de plaider pour sa singularité d’auteur devant un lecteur dubitatif. Il est en effet étrange qu’un narrateur comme le Spectateur puisse déclarer ainsi sa singularité sans laisser à son lecteur le soin d’en décider. Le terme pris en mauvaise part signifie « manière affectée d’agir, différente de tous les autres ». Le Dictionnaire de l’Académie propose les exemples suivants :

Il croit se faire considerer par cette singularité, par ses singularitez. la singularité est souvent une marque de bizarrerie ou d'orguëil. il faut éviter la singularité.

Le narrateur, revendiquant ainsi sa singularité dans les premières pages du Spectateur français, ne craindrait-il pas de provoquer le mépris de son lecteur ? Comment peut-on donc envisager que l’auteur puisse se déclarer singulier sans s’aliéner la bienveillance du lecteur ? Il est à supposer que l’apologie de la singularité ne soit pas uniquement un argument en faveur d’un auteur pris à partie par les critiques, mais qu’elle participe plus largement à une anthropologie développée à partir du caractère individuel. Ces déclarations singulières pourraient s’envisager dans le cadre d’une captatio benevolentiae paradoxale : l’auteur cherche à se concilier les bonnes grâces d’un lecteur dans des feuilles volantes qui sont chacune des « rencontres », des rendez-vous pris avec le lecteur ; un lecteur avec lequel il engage un mouvement de sympathie dans un « nous » inclusif ; un lecteur qu’il range à ses côtés dans sa lutte contre ses détracteurs. Par ailleurs le Spectateur n’annonce-t-il pas d’emblée qu’il n’est point auteur ? « Lecteur, je ne veux point vous tromper, et je vous avertis d’avance que ce n’est point un auteur que vous allez lire ici ». L’éditeur tiendra des propos identiques sur Marianne « Ce n’est point un auteur, c’est une femme qui pense » 20. Quant aux narrateurs des autres pièces journalistiques, l’indigent philosophe et le marginal du Cabinet du philosophe, soutiennent bien peu leur dignité d’auteur. Dans le contrat de confiance établi avec le lecteur, il est entendu qu’écrire ne diffère guère de penser. « Écrire naturellement, être naturel » dit-il dans un même souffle et ailleurs il reprend « penser naturellement c’est rester dans la singularité qui nous est échue » 21. Conséquemment lecteur et auteur se rapprochent dans la pensée que l’un écrit et que l’autre lit. Le narrateur est enclin à se métamorphoser à l’occasion en lecteur et semble en appeler à la singularité de ce dernier: « je lis le livre, et le jugement que j’en forme m’appartient à moi, à mes lumières sûres ou non sûres, sort pur de toute prévention, et est à moi, tout comme si j’étais seul au monde » 22. Ce qu’entend Marivaux par singularité, est fort similaire à la définition que Duclos propose quelques années plus tard dans les Considérations sur les moeurs : « c’est une simple manière d’être qui s’unit à tout son caractère, et qui consiste à être soi, sans s’apercevoir qu’on soit différent des autres » 23. Cette réhabilitation de la singularité qui a pour cadre une anthropologie centrée sur le caractère individuel, affirme sa nécessité d’être au nom du naturel auquel elle dit se conformer.

Selon cette conception du naturel, la personne est un composé hétéroclite d’éléments divers et parfois contradictoires, qui rendent compte de la diversité des hommes entre eux et de l’inconstance générale de chacun. Ce sont les moralistes de la première moitié du XVIIIe siècle qui la reprennent pour en faire un attribut de la condition humaine. Vauvenargues déclare : « les hommes ne sont ni tout à fait bons ni tout à fait méchants » « ils ont des vertus mêlées de vices. Leurs passions contraires se croisent, et ils sont entraînés tour à tour par leurs bonnes et par leurs mauvaises qualités » 24. Plus tard l’abbé Trublet qui appartient au cercle des fréquentations de Marivaux, envisage le mélange des qualités intérieures et leur équilibre mutuel :

Tous les hommes sont mêlés, plus ou moins, de bonnes & de mauvaises qualités, qui ordinairement influent les unes sur les autres, en sorte que les mauvaises en sont moins mauvaises, & les bonnes moins bonnes, & par-là moins actives. Elles se balancent, se temperent, se bornent. Quelquefois aussi, faute de raport aux mêmes objets, elles sont sans influence mutuelle, & pour ainsi dire, n’ont rien à démêler ensemble. 25

Pour Marivaux comme pour Trublet, la diversité et le dynamisme intérieur ne sont pas synonymes de chaos car les mouvements se stabilisent comme sous l’effet d’une « police intérieure »

qui doit se trouver entre les penchants de notre âme, et qui, lorsqu’elle y est, fait qu’ils se corrigent, qu’ils se tempèrent, qu’ils se balancent, qu’ils se secourent, et qu’ils sont, tour à tour et dans l’occasion, le remède du désordre que tour à tour ils peuvent exciter en nous26.

Bref, il faudrait une palette multicolore pour peindre cette bigarrure : « Nous sommes presque tous » dit admirablement Trublet, « plus ou moins, habillés à l’Arlequine. La bizarrerie de l’âme donne un air de folie comme celle de l’habillement » 27. Marivaux dans les Réflexions sur l’esprit humain, développe une éthique à partir de la bigarrure morale et psychologique de l’être humain. Le mélange des qualités humaines particularise l’individu.

Tous ces mélanges infinis, incroyables, inexplicables, souvent contradictoires de bonnes et de mauvaises qualités qu’on voit en nous ; tout vient de cette matière ou de cette origine que nous avons dite ; tout se compose de ces différents attributs28.

Mais en raison de l’universalité des attributs qui entre en combinaison en chaque individu, l’équilibre entre dissemblance et ressemblance est atteint et réalisé dans toute personne : « tout homme ressemble donc à un autre, en ne ressemblant pourtant qu’à lui » 29. Tous possèdent une potentialité infinie de développement puisqu’ils auraient en germe tout le possible de la nature humaine : « Nous avons donc en nous une vocation, une possibilité plus ou moins déterminée pour tout ce qu’on veut que nous soyons, ou pour tout ce que nous avons besoin d’êtr » 30. Marivaux se montre confiant dans le dynamisme créateur toujours renouvelé de la nature qui, capable d’une telle variété dans les hommes, voit sa diversité multipliée par la richesse du devenir de chacun.

À cette anthropologie du mélange correspond une esthétique privilégiant la coexistence de registres et de tons différents, le passage d’un style à un autre sans grand souci formel déclaré pour les codes établis. Dans la préface à la Voiture embourbée, l’auteur fait part de son désir de mêler pour divertir et montre un intérêt certain pour le bizarre.

Je ne sais si ce roman plaira, la tournure m’en paraît plaisante, le comique divertissant, le merveilleux assez nouveau, les transitions assez naturelles, et le mélange bizarre de tous ces différents goûts lui donne totalement un air extraordinaire, qui doit faire espérer qu’il divertira plus qu’il n’ennuiera31.

Le mélange des genres et des registres est justifié pour sa représentation ‘réaliste’ de la nature. Se démarquant de ceux qui, à l’instar de La Motte, entendent par imitation de la nature, une « nature choisie », avec « des caractères dignes d’attention et des objets qui puissent faire des impressions agréables » 32, les partisans de cette esthétique bigarrée cherchent à copier le naturel, en imitant la variété et les contradictions de la réalité. Tel est l’argument de Dufresny pour défendre le mélange des tons dans les Amusemens sérieux et comiques : « Cette bigarrure, […], me paroît assez naturelle : si l’on examine bien les actions et les discours des hommes, on trouvera que le sérieux et le comique y sont fort proches voisins 33. Déclaration à laquelle Marivaux semble faire écho dans l’Avant-propos du Théophraste moderne : « La quantité de matière que je traite ici, leur variété, le mélange alternatif du sérieux et du gai dans les réflexions, pourront faire plaisir à ceux qui liront cet ouvrage » 34. Quant à l’Indigent philosophe, il se déclare satisfait de la « plaisante bigarrure » de son ouvrage tout en l’opposant à l’imitation servile des modèles : « cela n’est pas dans les règles, n’est-il pas vrai ? Cela fait un ouvrage bien extraordinaire, bien bizarre : eh ! tant mieux, cela le fait naturel, cela nous ressemble » 35.

Marivaux appartient donc bien à un courant de réaction. L’œuvre se doit d’être un reflet fidèle de la nature humaine dans sa complexité et tient donc ses caractéristiques aussi bien de l’objet représenté que de l’esprit qui la produit. La singularité de l’œuvre prouve et signale celle du caractère de son auteur que l’Encyclopédie définit en 1752 comme « la manière qui lui est propre et particulière de traiter un sujet, dans un genre que d’autres ont traité comme lui ou avant lui, et ce qui le distingue de ces auteurs ».
Celui qui peut imaginer vivement, & qui pense juste, est original dans les choses mêmes qu’un autre a pensées avant lui ; par le tour naturel qu’il y donne, & par l’application nouvelle qu’il en fait, on juge qu’il les eût pensées.
Marivaux ne désavouerait sans doute pas cette déclaration d’intention de son prédécesseur Dufresny. Le style est une combinaison singulière de mots tout comme le caractère mêle sous une forme unique des attributs universels. Marivaux est bien un Moderne, en ce qu’il ne systématise jamais sa pensée, encore moins la notion de caractère singulier. C’est dans le rapport presque intime que le narrateur des Journaux cherche à établir avec son lecteur, que l’exploration du caractère individuel trouve son domaine d’expression privilégié.

Sarah Benharrech


Toutes les citations de Marivaux sont extraites de l’édition des Journaux de F. Deloffre et M. Gilot, Paris, Classiques Garnier, 1988.
1 J.O.D, Comptes rendus et jugements, p. 730.
2 Voir les critiques relevées par Henri Lagrave, Marivaux et sa fortune littéraire, Paris, Ducros, p. 15 sqq.
3 À ce propos, voir le chapitre ‘Anatomie’ de Henri Coulet in Marivaux romancier. Essai sur l’esprit et le cœur dans les romans de Marivaux, Paris, Armand Colin, 1975.
4 S.F., J.O.D., première feuille, p. 114.
5 Ibid., p. 117.
6 Encyclopédie, ‘Caractere d’un ouvrage’.
7 S.F., J.O.D., sixième feuille, p. 139.
8 Ibid., p. 145.
9 Ibid., p. 145.
10 Voir Glossaire, J.O.D, p. 770-771.
11 Duclos, Considérations sur les mœurs, ‘Sur le rapport de l’esprit et du Caractère’ in Œuvres complètes de Duclos I, Paris, A. Belin, 1821, p. 125.
12 S.F., J.O.D., huitième feuille, p. 149.
13 Ibid., p. 146.
14 C.P., J.O.D., sixième feuille, p. 388.
15 Vauvenargues, Fragments, VII ‘Sur Montaigne et Pascal’, in éd. Jean-Pierre Jackson, Luc Clapiers de Vauvenargues, Œuvres complètes. Éditions ALIVE, 1999, p. 233.
16 Vauvenargues, Fragments sur Montaigne, éd. J. Dagen, Paris, Honoré Champion éditeur, 1994, p. 108.
17 S.F., J.O.D., huitième feuille, p. 149.
18 Houdar de La Motte, Discours sur Homère, 1714 : ‘De la Traduction’, p. 451. Voir aussi la Lettre de Houdar de La Motte à Fénelon, ‘Lettres sur Homère et sur les Anciens, La Querelle des Anciens et des Modernes, éd. A.-M. Lecoq, Gallimard, 2001, p. 475. «  je n’ai pas cru qu’une traduction fidèle de l’Iliade pût être agréable en français. J’ai trouvé partout, du moins par rapport à notre temps, de grands défauts joints à de grandes beautés ; ainsi je m’en suis tenu à une imitation très libre, et j’ai osé même quelquefois être tout à fait original&nsp;».
19 Dufresny, Les amusemens sérieux et comiques (1699) in Œuvres de monsieur Rivière du Frény, V, à Paris, chez Briasson, 1731, p. 4.
20 La Vie de Marianne, p. 55.
21 S.F., J.O.D., huitième feuille p. 149.
22 S.F., J.O.D., septième feuille, p. 148.
23 Charles Duclos, op. cit., IX ‘Sur le ridicule, la singularité et l’affectation’, p. 101-102.
24 Vauvenargues, Réflexions et maximes posthumes, 589, op. cit. , p. 399.
25 Trublet, Essais sur divers sujets de littérature et de morale, IV, Paris, Briasson, 1760, ‘Sur la morale en général’, p. 124.
26 Marivaux, Réflexions sur l’esprit humain, p. 485.
27 Trublet, Essais sur divers sujets de littérature et de morale, III, 1760, cité par J. Jacquart, L’Abbé Trublet. Critique et moraliste 1697-1770, Paris, Auguste Picard, 1926, p. 165.
28 Réflexions sur l’esprit humain, J.O.D., p. 486.
29 Réflexions sur l’esprit humain, J.O.D, p. 483.
30 Réflexions sur l’esprit humain, J.O.D, p. 489.
31 La Voiture embourbée, préface, in Marivaux, Œuvres de jeunesse, éd. F. Deloffre, Gallimard, 1972, p. 313.
32 Houdar de La Motte, Réflexions sur la Critique : «  Entend-on par nature, tout ce qui existe, tous les objets, tous les caracteres particuliers des hommes, & leur diverse maniere de penser ? Si on l’entendoit ainsi, & que toute Poësie fût bonne dès qu’elle imite un objet réel, on seroit autorisé par-là à peindre les objets les plus rebutans ; les caracteres les plus froids & les plus bizarres. (…) Il faut donc entendre par le mot de nature, une nature choisie, c’est-à-dire, des caracteres dignes d’attention, & des objets qui puissent faire des impressions agréables ; mais qu’on ne restreigne pas ce mot d’agréable à quelque chose de riant : il y a des agrémens de toute espece, il y en a de curiosité, de tristesse, d’horreur même&nsp;» in Œuvres de monsieur Houdar de La Motte. Tome III. À Paris, Chez Prault, 1754, p. 188-189.
33 Dufresny, op. cit., p. 3.
34 Lettres sur les habitants de Paris, Avant-propos du Théophraste moderne, J.O.D., p. 8.
35 L’Indigent Philosophe, J.O.D, p. 310.
36 Dufresny, op. cit., p. 3.