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Jean-Christophe Abramovici (Nanterre)

“ Penser en homme ” : Le sourire du spectateur de la cinquième feuille

J’avais promis une étude consacrée à la cinquième feuille du Spectateur français ; je m’en ressouviens ; mais comment prendre pour “ sujet fixe ” un texte qui annonce n’en pas avoir, comment rendre compte de cette page changeante, dont le rédacteur “ butin[e] ”, alterne scènes vécues et scènes imaginaires, esquisse ici un portrait sur le vif (le savetier philosophe, le nouvelliste diplomate et son censeur), pour en inventer là un autre de toutes pièces (l’homme de talent pauvre et inconnu, le médiocre adulé, les rois tristes), traite enfin successivement de la foule, du Beau, des flatteurs, de l’amour du peuple pour son roi pour “ s’appesantir ” sur l’amour-propre des discoureurs ? Qu’est-ce donc qui attache et retient dans ce “ libertinage d’idées ”, au-delà d’une liberté de ton, d’un parti-pris, affiché mais trompeur, de fantaisie et de légèreté ?

Le choix d’une écriture qui “ se moque de l’ordre ” et s’incarne dans ce que Marivaux appelle, après Montaigne, ses “ rapsodies ” |1| est d’abord une forme de captatio propre à l’esthétique des “ pièces fugitives ”. Elle participe ensuite du refus annoncé dès la première feuille du Spectateur français de “ réfléchir en auteur ”, c’est-à-dire de “ compos[er] ” un propos à partir des seules “ pensées ” qui se seraient “ arbitraire[ment] ” présentées à son esprit : attitude vaine et narcissique de l’écrivain à qui “ il prend une envie vague de penser sur une ou plusieurs matières ; et l’on pourrait appeler cela réfléchir à propos de rien ” ; pour peu qu’il est l’esprit méthodique et le goût de l’abstraction, l’auteur risque même de devenir l’un de ces “ faiseurs de systèmes […] que le vulgaire appelle philosophes ” (21e feuille). Et philosophe, Marivaux n’entend l’être qu’au sens ancien de sage, comme “ un homme âgé qui doit être raisonnable, tranchons le mot, un philosophe ” (7e feuille), qui se fait une raison du passage des ans et de l’affadissement des passions : “ je deviens philosophe quand l’homme en moi a eu le compte ” (23e feuille). Loin, en d’autres termes, du militantisme éclairé des Lumières alors encore à venir.

Seuls “ le hasard ” ou “ l’occasion ” tiennent lieu pour le spectateur français d’inspiration (1ère feuille). L’apparent désordre de la cinquième feuille n’est que l’exact reflet du spectacle changeant que lui a offert “ l’entrée de l’Infante ” qu’il “ vien[t] de voir ”. À peine a-t-il dû se déplacer, “ parcourir les rues pleines de monde ”, s’“ approch[er] ” de la boutique du savetier, s’en “ retirer ” une fois la “ scène ” “ fini[e] ”, enfin “ se retourn[er] ” et à nouveau “ s’approch[er] ”, cette fois du nouvelliste et de son auditoire : le spectateur est bien ici à la “ fête ”, tant la foule est nombreuse et riche sa propre “ récolte ”. Son “ libertinage d’idées ” est moins imputable à une humeur folâtre ou un manque de concentration qu’à la pression de “ l’occasion ”. En plus de faire office, dans cette cinquième feuille, d’unité de temps et de lieu, le principe de réalité qui s’impose au spectateur et fait retour dans ses pensées, vient opportunément interrompre le développement sui generis de la pensée, des “ idées philosophiques ” échafaudées sur la foule (“ Au milieu de mes réflexions, j’ai aperçu un pauvre savetier… ”, 133), la bonne foi corrompue des courtisans (“ C’était là à peu près les idées qui me venaient successivement dans la tête, quand le roi a passé ”, 135) et l’amour des monarques (“ Quelqu’un que j’ai entendu parler alors, d’un ton de voix extrêmement haut, a mis fin à mes réflexions ", 136). Dans les trois cas, le retour du réel est d’autant plus frappant qu’il vient sinon démentir, du moins nuancer les spéculations du spectateur : l’originalité de “ ce brute Socrate ” qu’est le savetier prouve que tous les hommes du peuple ne “ se réduisent [pas] en un ” ; les “ acclamations attendrissantes ” adressées au roi n’ont rien de l’intéressement des flatteurs ; enfin, mais à l’inverse, la “ volupté ” avec laquelle le discoureur joue les ministres montre les limites du respect que les hommes porteraient aux “ personnes en place ”. L’effet d’hypotypose passe moins dans ce texte par la manière vive et énergique dont serait représentée la foule que par ces interruptions et ces réorientations du discours, procurant l’illusion |2| d’assister comme en direct au déroulement des pensées du spectateur.

Formellement interrompue par la seule tirade du savetier, cette proximité continue avec le point de vue du narrateur participe d’un dialogue intimiste avec l’“ ami lecteur ” (132) qui paraît d’autant plus marqué que la cinquième feuille est en grande partie consacrée à ce “ monstre ” |3| qu’est le peuple. Comme dans les Lettres sur les habitants de Paris adressées par leur rédacteur à sa maîtresse pour lui “ obé[ir] ”, le pacte reliant le spectateur et son lecteur est social, et leur complicité de classe : à chaque instant est rappelé l’écart qui les sépare de cette foule “ contempl[ée] ” avec une bienveillance toute condescendante. L’introduction du monologue du “ pauvre savetier ” multiplie à cet égard les signes de distinction : l’hommage ironique rendu à son calme (“ il travaillait d’un sang-froid admirable ”) ajoute par contraste au désordre et au brouhaha de cette rue pleine de “ gens curieux qui s’étouffaient ”, contraignant le spectateur bien né à s’intéresser soudainement au “ bon homme ”, le temps pour le gros de la populace de passer et d’aller se masser au pied des arcs de triomphe.

Il m’a pris envie de voir de près ce philosophe subalterne et d’examiner quelle forme pouvaient prendre des idées philosophiques dans la tête d’un homme qui raccommodait des souliers.
Je me suis approché. J’ai fait plus ; je lui ai demandé un asile contre la foule.

Après l’écoute patiente, indifférente et polie, de la tirade ampoulée, tout juste “ interromp[ue] ” par un sourire énigmatique sur lequel nous reviendrons, la rue probablement enfin dégagée, le spectateur laisse l’artisan à “ [s]es escabeaux et [s]es savates ”, quitte sa loge providentielle pour rejoindre le parterre :

Ce brute Socrate s’est arrêté là ; je ne lui ai rien répondu, sinon qu’il avait raison. La scène a fini par une petite chanson qu’il a entonnée ; et ma curiosité satisfaite, je me suis retiré de sa boutique.

Plusieurs des traits esthétiques propres au Spectateur français concourent à creuser dans cette cinquième feuille le fossé entre peuple et locuteur : la référence matricielle au théâtre bien sûr, mais aussi la position de repli du spectateur, sa propension, sitôt ramené vers le réel, à s’échapper vers de nouvelles réflexions, à chercher refuge dans le confort de l’intellect. On mesure à cet égard combien la figure de Moi, dans le Neveu de Rameau, doit à cette cinquième feuille et à la libido narcissique, au “ libertinage d’idées ”, du spectateur marivaudien :

Je m’entretiens avec moi-même de politique, d’amour, de goût ou de philosophie. J’abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit dans l’allée de Foy nos jeunes dissolus marcher sur les pas d’une courtisane à l’air éventé, au visage riant, à l’œil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s’attachant à aucune. Mes pensées, ce sont mes catins. |4|

De même cet autre “ brute Socrate ” qu’est le Neveu est-il présenté par Moi au lecteur comme un être “ bizarre ” et curieux, mais n’appartenant pas à leur monde : “ Si vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête pas ; ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. […] Je n’estime pas ces originaux-là. ” Le parallèle, néanmoins, s’arrête là. Sitôt son préambule achevé, devancé et “ abordé ” par le Neveu, “ Monsieur le philosophe ” est réduit dans le dialogue au rôle de faire-valoir, de spectateur muet et captif d’un “ fou ” qui mène la danse. Rien en revanche ne semble arracher vraiment le spectateur de la cinquième feuille à ses propres “ catins ” idéelles et sa sereine “ misanthrop[ie] ”. Si comme on l’a suggéré, le “ réel ” fait à plusieurs reprises retour dans l’esprit du spectateur, on peut tout aussi bien dire que son pouvoir de réflexion et d’abstraction est l’alibi qui justifie sa participation, avec le peuple, aux réjouissances orchestrées par le pouvoir. Sitôt évoqué (“ Je viens de voir l’entrée de l’Infante ”), ce premier mobile est écarté au profit de l’idée plus gratifiante d’enquête “ sociologique ” sur la foule, que traduit le passage de la périphrase laborieuse à la sécheresse du mot savant : “ pour un misanthrope […] cette innombrable quantité d’espèces de mouvements forme […] un caractère générique ”. À cette seule condition, il peut se dire lui aussi au “ spectacle ”. Le narrateur est ici dans la position de Renoncourt, dans l’épisode de Pacy de Manon Lescaut, passant par la médiation de la vieille femme, opportunément experte en intérêt esthétique, pour se mêler au “ désordre ” populaire et aller se rincer l’œil au “ spectacle ” de filles de joie “ enchaînées six à six par le milieu du corps ” :

Il y en a quelques-unes de jolies, et c’est apparemment ce qui excite la curiosité de ces bons paysans. J’aurais passé après cette explication, si je n’eusse été arrêté par les exclamations d’une vieille femme qui sortait de l’hôtellerie en joignant les mains, et criant que c’était une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. De quoi s’agit-il donc ? Lui dis-je. Ah ! monsieur, entrez, répondit-elle, et voyez si ce spectacle n’est pas capable de fendre le cœur ! La curiosité me fit descendre de mon cheval, que je laissai à mon palefrenier. J’entrai avec peine, en perçant la foule, et je vis, en effet, quelque chose d’assez touchant. |5|

La répétition, à quelques lignes d’écart, du mot curiosité relève chez Renoncourt d’une mauvaise foi tranquillement assumée, habituelle aux narrateurs sans illusions, voire cyniques, des romans de la première moitié du XVIIIe siècle. De même, l’ambition intellectuelle affichée par le spectateur de la cinquième feuille lui permet-elle de participer à la réjouissance populaire sans “ en être ”, de relever les attitudes burlesques de ces “ curieux ” (“ s’étouff[ant] ” pour arriver plus vite aux arcs puis “ se renvers[ant] la tête ” pour mieux les “ considérer ”), d’approuver silencieusement le savetier isolé de ses semblables (“ il critiquait après leur curiosité, de ses deux épaules qu’il levait en pitié sur eux ”) tout en satisfaisant, on l’a vu, sa propre “ curiosité ”. La capacité intellectuelle prime même ici sur le rang, puisque les autres curieux de la cinquième feuille sont des privilégiés, amateurs d’art et “ gens d’esprit ” : mais les “ curieux ” de Raphaël, comme les “ curieux ” entourant l’homme opulent partagent avec le peuple le même défaut de jugement, la même incapacité à s’abstraire du réel, à voir dans le contexte d’exposition l’élément discriminant conférant leur valeur à l’objet d’art comme à l’homme de pouvoir : rien ne distinguerait plus, sorties de leurs cadres dorés ou de leurs luxueux palais, les toiles du maître italien de vulgaires enseignes de cabaret ou de simples croûtes |6| ; dépouillé de son équipage et de son domestique, l’homme influent apparaîtrait enfin aux yeux de tous pour ce qu’il est, un parfait crétin. De tous les curieux épinglés par la cinquième feuille, les plus blâmables sont sans nul doute ces flatteurs corrompus ayant abdiqué en eux tout réflexe moral ou critique, “ dont l’esprit est, pour ainsi dire, aux gages de l’intérêt ”. Si les contorsions ridicules du petit peuple en admiration devant les arcs de triomphe prêtaient à sourire, le “ tour de souplesse ” du jugement des flatteurs traduit la vile “ aliénation volontaire ” de leur condition. Inversement, la position de retrait du spectateur est le gage de sa lucidité : ce qui dans un premier temps peut apparaître comme une forme de morgue d’aristocrate ou un état de rêverie permanent, est la condition même d’un processus herméneutique exposé dans le programme de la première feuille. À l’opposé de la stérile virtuosité intellectuelle de l’“ auteur ” (qualifiée elle aussi négativement de “ souplesse d’esprit ”), qui veut atteindre le vrai doit s’en remettre on l’a vu à “ l’occasion ”, hasard de l’événement aussitôt enregistré de manière subjective et tout aussi fortuite par l’esprit libre qui le considère à distance :

Je ne sais point créer, je sais seulement surprendre en moi les pensées que le hasard me fait […] recueillir fidèlement ce qui me vient d’après le tour d’imagination que me donnent les choses que je vois ou que j’entends.

À trop “ considérer ” la réalité extérieure, on devient comme les curieux des arcs ou les courtisans collectivement dupe des apparences, miroir grossissant (“ qui la vantent à son imagination ”) annihilant le sens critique. Au risque de paraître toujours "dans les étoiles", le spectateur considère en son sens absolu |7|, suit son “ tour d’imagination ” pour décrypter le réel. La perception simultanée des arcs de pacotille et des enseignes de cabaret déclenche en lui la vision complémentaire des “ tableaux de Raphaël ” puis la rêverie sur l’injustice de l’exposition sociale, nourrie des images de la foule anonyme et curieuse. Plus loin, la vision fugace du roi “ passé ” sans prêter attention à l’enthousiasme populaire se fige mentalement dans un tableau de la vanité du pouvoir (“ je les vois dans le sein du bonheur, sans qu’ils en profitent ”). Si ces plongées en soi répétées isolent le spectateur de la foule, elles sont aussi et paradoxalement ce qui le rapproche d’elle. Romancier au travail, le spectateur de la cinquième feuille observe les corps pour mieux se projeter dans l’imaginaire de l’autre, découvrir son “ tour d’imagination ”. Pas plus que le narrateur qui l’observe, le nouvelliste-discoureur ne paraît ainsi être présent aux autres : “ Étourd[i] ” par son propre discours, il s’est comme absenté de son auditoire, absorbé par ses fantasmes : “ la dignité du sujet […] réfléchissait sur son âme, et la remuait d’un sentiment d’élévation personnelle ”. Un regard sidéré pointé vers le ciel, un feu dans la voix, une pantomime de l’homme de pouvoir, autant d’indices sous-entendus permettant au narrateur de voir puis sentir ce que cet autre spectateur de soi éprouve et imagine :

De la façon dont cela se passait dans son esprit, je voyais que c’était lui qui se réconciliait avec les puissances. […] Je sentais que dans son intérieur il parcourait superbement un vaste champ de vues politiques ; il exagérait sa matière avec volupté.

La “ matière ” du spectateur en revanche, qui a détourné le cours de ses pensées, réveillé son désir et sa curiosité, c’est davantage le corps que les mots : “ j’ai vu plusieurs hommes qui en entouraient un autre qui leur parlait avec beaucoup d’action. J’ai soupçonné qu’il y aurait là quelque chose pour moi. Je me suis donc rapproché ; je ne répéterai point ce qu’il disait ”. Rejeté par la narrativisation dans un arrière plan sonore, le discours s’efface derrière le jeu des regards, la fascination réciproque de l’orateur et ses auditeurs voyeuristes (“ il ne disait pas tout ce qu’il apercevait ; il lui suffisait d’être soupçonné d’une pénétration profonde et de voir ses auditeurs avouer, dans un humble silence, qu’il en savait plus qu’eux ”). La subjection de l’auditoire, librement consentie, participe d’un véritable plaisir esthétique que vient brutalement interrompre le censeur jaloux : prenant au mot le nouvelliste, refusant de “ se pa[yer] ” de son “ babil ”, et “ ne trouv[ant] pas apparemment son compte à fournir son contingent d’étonnement pour le discours de notre politique ”, il ramène le spectacle à un débat aussitôt interrompu par le dépit de l’orateur et la fin de la feuille.

On sait combien, dans le théâtre marivaudien, le langage est un piège. Le long monologue intérieur du spectateur de la cinquième feuille traduit moins son refus du dialogue qu’une interrogation constante sur le sens des mots. Les “ réflexions ” dans lesquelles, comme par réflexe, le replonge chaque “ nouveauté ” “ butin[ée] ” hors de lui-même, portent pour beaucoup sur ces paroles captées au vol, pour en infléchir à rebours le sens, autrement dit le redresser. Pur amusement spéculatif pour une part : auditeur muet et semble-t-il indifférent à la harangue du savetier, le spectateur peut plus loin d’autant mieux railler l’inconsciente hypocrisie des flatteurs qu’il invente leurs répliques : “ Est-il pesant ? parle-t-il peu ? Ils me disent que c’est un homme froid, plein de jugement et de réflexion. Parle-t-il mal et beaucoup ? Qu’il est agréable et vif ! […] [ils] le pensent comme ils disent. ” Mais ce sont ailleurs les cris mêmes du peuple qui servent de tremplin à une double plongée dans ses pensées et l’épaisseur de sa langue :

J’entendais dire de tous côtés : Oh ! que cela est beau ! Et moi qui allais au principe de cette exclamation dans l’esprit du peuple, je la mettais en forme ; et voici l’espèce d’argument qu’elle me rendait : Hé ! vois-tu tout ce monde ? c’est que l’Infante arrive. Tout ce que nous voyons là est fait pour elle ; regardons bien, car assurément cela doit être beau. Oh ! que cela est beau !

La répétition de l’exclamation qui ferme la parenthèse introspective, ramène la conscience du spectateur à la surface du réel, conclue une véritable seconde écoute, une remontée à la source (“ principe ”) des impressions et frustres déductions de l’homme du peuple admiratif malgré lui. Pratiquant une forme d’écoute flottante, la réflexion du spectateur est pour ainsi dire musicalement intuitive, elle démêle dans la résonance de la clameur (“ qu’elle me rendait ”), la dissonance qui traduit l’adhésion partielle de la foule aux mots répétés mécaniquement. De même, mais à l’inverse, les attendus Vive le roi criés plus loin au passage du monarque, n’expriment pas, pour celui qui les écoute sans y mêler sa voix, toute l’affection dont ils sont chargés :

Le peuple, à son ordinaire, a crié Vive le roi ; J’ai trouvé ces exclamations attendrissantes. C’était plus qu’un roi, plus qu’un maître qui paraissait. Ce peuple, dans ses transports, semblait revêtir ce jeune prince de titres moins superbes, mais plus aimables, plus touchants et peut-être plus augustes : c’était le bienfaiteur, l’ami de chaque homme de la nation ; c’était le protecteur, l’espérance, l’amour et les délices du peuple que l’on voyait passer.

Dans les deux cas, les idées accessoires que met à jour le spectateur sont moins linguistiques qu’incarnées ; elles regardent moins des connotations attachées aux mots que des nuances perçues dans une inflexion de la voix (ici, un enthousiasme forcé ; là, une chaleur spontanée), une posture du corps (ici, des regards fébriles, des attitudes burlesques et non spontanées ; là, des bras tendus, des saluts expansifs). Si le spectateur de la cinquième feuille est un observateur en retrait, s’il assiste moins à l’entrée de l’Infante qu’au “ spectacle ” d’une foule tumultueuse qualifiée de “ populace ”, ses “ réflexions ” sont proprement des retours sur soi qui font et défont le texte. Pour une part, c’est par le relais du raisonnement esthétique, au travers de l’analogie avec les “ pauvres enseignes ”, qu’est dénoncé le préjugé social empêchant la reconnaissance de l’homme du peuple “ né plein d’esprit et de talents ” : “ tableau, tout beau qu’il est, enseigne de cabaret pour toujours ” ; savetier, tout perspicace qu’il est, “ philosophe subalterne ” pour toujours : sont ici invalidés les jugements portés tant sur le “ brute Socrate ” que sur la foule curieuse. Homme de bon goût, capable lui de distinguer hors de tout cadre une enseigne d’un Raphaël, il a suffi au spectateur un coup d’œil pour qualifier de “ curieux ” les arcs de triomphe, œuvres éphémères faites de bois et de toile peinte. La plongée dans “ l’esprit de la populace ” met à jour non pas l’absence de sa faculté de juger, mais son aliénation, sa soumission forcée aux mises en scène nouvelles du pouvoir.

Qui plus est, la subtile analyse proposée des exclamations populaires n’est elle-même, en partie, que le “ développement ”, dans une forme de réminiscence inconsciente annulant le déni, de la harangue du “ pauvre savetier ”. Au spectateur qui avait misé sur son absence de goût, s’était étonné qu’il n’aille pas avec ses compères “ voir de si belles choses ”, le “ bon homme ” n’avait-il pas vertement fait savoir au “ Monsieur ” que “ cela est trop beau pour de petites gens comme nous ; cela ne nous appartient pas, de voir ces beautés-là ” ? Isolant le verbe, le tour populaire (cela pour il) dénonçait implicitement l’aliénation de type cette fois économique interdisant au pauvre de songer aux plaisirs esthétiques ; et le savetier de réaffirmer plus loin que de tels divertissements font “ gagner plus d’appétit qu’[aux pauvres] n’appartient d’en avoir. ” Au centre de la protestation, à la qualification peu respectueuse de “ fainéan[t] ”, le spectateur n’avait pu opposer qu’une réponse muette : “ J’interrompis ce discours d’un sourire. ” Correction malheureuse, de l’avis des éditeurs, de la leçon première un fou rire qui “ interrompt plus logiquement un discours qu’un sourire. ” Outre que ce dernier s’accorde mieux au souci de distinction du spectateur, il peut être lu rétrospectivement comme une approbation discrète, sous le “ masque ” de classe, de la dénonciation de l’injustice sociale.

Bien que la récurrence, dans la cinquième feuille, de la thématique politique puisse suggérer une filiation avec les futurs combats des Lumières, le “ libertinage ” esthétique de la parole marivaudienne ne s’accorde avec aucune modalité discursive. En témoigne bien ce texte qui empile des vérités concurrentes, voire contradictoires, où prime l’adhésion momentanée du narrateur avec lui-même. “ Penser en homme ”, c’est paradoxalement aspirer non au “ sublime de l’homme ” dont relève pour Marivaux toute rhétorique, toute parole réfléchie, mais à ce “ sublime de la nature ”|9| consistant en “ une exposition du sujet rendu tel que l’esprit l’a vu, rendu dans l’audace et le feu de la perception ”. C’est s’en remettre, après les hasards de l’occasion et de l’imagination, à celui de la plume, laisser se former ce “ tissu dont nous ne connaissons pas la façon, qui se fait en nous, non par nous ”. C’est préférer, au flambeau de la Raison, le demi-jour d’un sourire.

Jean-Christophe ABRAMOVICI
Nanterre

|1| Montaigne, Essais, entre autres livre I, chapitre XIII, à propos non précisément de l’entrée d’une Infante mais de la “ Cérémonie de l’entreveuë des roys ” : “ Il n’est subject si vain qui ne merite un rang en cette rapsodie ” (Pléiade,
p. 48). Marivaux emploie par deux fois le terme dans L’Indigent philosophe, deuxième et cinquième feuille, Journaux et Œuvres diverses, éd. Frédéric Deloffre, Michel Gilot, Paris, Bordas (coll. "Classiques Garnier"), 1988, p. 283 et 303.
|2| Il va sans dire que cette reconstitution de l’entrée de l’Infante, telle que l’aurait vécu en spectateur Marivaux lui-même, est entièrement fictionnelle : en témoigneraient, s’il en était besoin, les “ coïncidences troublantes ” relevées par les éditeurs des JOD entre la cinquième feuille et plusieurs feuilles antérieures du Spectator et du Tatler.
|3| Lettres sur les habitants de Paris, JOD, p. 10.
|4| Diderot, Le Neveu de Rameau, incipit. Bien d’autres matériaux du roman paraissent résulter d’une lecture en profondeur des Journaux de Marivaux : la figure du Neveu a entre autres nombre de traits de L’Indigent philosophe.
|5| Abbé Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1731, éd. Frédéric Deloffre et Raymond Picard, Paris, Bordas (coll. "Classiques Garnier"), 1990, p. 11, nous soulignons.
|6| La comparaison des “ Tableaux de Raphaël ” aux “ enseignes de cabaret ” est le développement d’une expression proverbiale : “ On dit aussi d’un méchant portrait, d’un méchant tableau, qu’il est bon à faire une enseigne à bière ” (Furetière, Dictionnaire universel, 1690).
|7| “ Faire réflexion. L’homme ne considère pas assez, ne fait pas assez de réflexion sur son néant, et sur la grandeur divine ” (Furetière).
|8| JOD, p. 585, n. 83.
|9| Distinction tirée des Pensées sur différents sujets parues dans le Mercure en mars 1719 (JOD, p. 60).