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Les vers de vaudevilles ont un retrait en fonction du nombre de syllabes métriques qu'ils comportent.
La numérotation en TEI des pages se fait suivant la numérotation présente dans le coin haut droit de la page du manuscrit. Nous ne mentionnons pas la pagination originale (souvent rayée dans le manuscrit), mais celle du portefeuille dans lequel sont regroupées plusieurs pièces.
Le texte étant présent recto-verso la numérotation se fait de la façon suivant : 1, 1v, 2, 2v, etc. "v" correspondant à verso.
Ecrit à la main, par le même scripteur.
Ecrit en
Cette pièce a été transcrite à partir du microfilm reproduisant le manuscrit original détenu à la BnF. Microfilm acheté pour l'équipe Cethefi de Nantes, par la Bibliothèque Universitaire de Nantes.
La transcription et l'édition critique ont été réalisées dans le cadre d'un mémoire de recherche en littérature française. La présente édition TEI est réalisée dans le cadre du programme ANR CIRESFI (2014-2019), mené par le Cethefi, Université de Nantes. Sa dernière mise à jour date d'août 2019.
L'établissement de la présente édition provient d'un travail de recherche universitaire, relu et corrigé par l'enseignant en charge du suivi de ce travail de recherche.
L’orthographe a été modernisée.
Des éléments manquants ont été rajoutés entre crochets.
Les abréviations ont été développées et unifiées.
Dans les vaudevilles se terminant par "etc." nous avons complété les paroles entre crochets lorsque la suite nous était connue.
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Les retours de ligne sont notés avec l’élémént lb. Ils ne concernent que les effet de mise en page précis, comme la page de titre, ou éventuellement dans le texte, mais ne suivent pas les retours à la ligne liés au format du manuscrit ou à l'écriture du scripteur.
Chaque air dispose d'un identifant correspondant à son équivalent dans la base de données exploitée par le site theaville.
Le nombre de syllabes métriques des vers chantés ou déclamés est spécifié.
La scène est auprès d’AgraAgra : Ville du
nord de l’Inde, sur la Yamuna (rivière sacrée de l’Inde, affluent du Gange).
Capital de l’ancien Empire moghol.
Quoi, Soliman ! Le perfide Asouf ose attenter à la liberté de Roxane ! Ces gardes qui semblaient me conduire en triomphe à Agra m’ont amenée dans ces lieux où je suis prisonnière.
Je ne puis, sans frémir, envisager tous les malheurs que ce vizir vous prépare.
Eh, que peut-il contre son souverain ? Chajéan n’est-il pas maître absolu de cet empire ? Asouf peut-il s’opposer au choix de son empereur ? Et le traître pourra-t-il échapper au ressentiment que mérite son insolence ?
Craignez, puisqu’il a eu le frontFront : « Il signifie figurément trop grande hardiesse,
impudence » (Dictionnaire de l’Académie française,
4ème édition, 1762).
Se venger de son maître ?
Et que diriez-vous s’il trouvait des moyens de lui disputer la couronne ?
Disputer la couronne à Chagéan, l’unique héritier de l’empereur Géanguin, son père ?
Madame, Chagéan avait un frère aîné.
Un rebelle, qui se révolta contre son père et dont tout le sang paya la témérité après avoir été pris dans la bataille qu’il perdit.
Géanguin se repentit de sa sévérité pour lui et voulut réparer dans la personne du jeune Boulaki, fils unique de ce malheureux prince.
Je sais qu’il le fit élever secrètement, que cet empereur, qui craignait les entreprises de Chagéan, son second fils, chargea Asouf son vizir de l’enfance du jeune Boulaki.
Ignorez-vous que l’empereur avant de mourir le déclara l’héritier de son empire et qu’il fit jurer tous les grands et l’armée de le placer sur le trône de ses pères.
Ne sont-ils pas dégagés de leurs serments ? Et la mort du jeune Boulaki n’est-elle pas certaine ?
J’en ai été le témoin. Mais le dangereux Asouf vient de le faire revivre
et le promet à l’armée
Je frémis.
Le traître a supposé que le bruit de la mort de ce prince avait été répandu par Chagéan pour le dépouiller de l’empire. Il suppose à sa place un jeune inconnu remis dès le berceau aux mains d’un berger. C’est lui qu’il veut aujourd’hui présenter à l’armée.
Et le ciel pourrait permettre une aussi noire trahison ?
Vous savez, princesse, à quel sort vous êtes réservée. Asouf, pour venger sa fille, veut vous faire épouser le faux empereur.
Quoi ! Le téméraire…
Il espère par là diviser cet empire en opposant à Chagéan un légitime
successeur et s’appuyer en vous du reste du sang de Tamerlan
Cher prince, me laisserez-vous en proie à la fureur de ce monstre ?
Rassurez-vous, j’ai semé dans l’armée les perfidies de votre ennemi. Chagéan, qui sait ses trames, s’avance à travers les montagnes pour surprendre Asouf. Il arrive aujourd’hui.
Il précipite ses pas et préviensPrévenir : « … en parlant du temps, veut dire proprement
anticiper » (Dictionnaire de l’Académie française, 4ème édition, 1762).
Contraignez-vous jusqu’à son arrivée. Voilà la tente qu’on vous a fait préparer. Vous y trouverez les femmes de votre suite. L’empereur seul vous y verra. Asouf n’oserait violer un ordre qui est passé chez nous en religion. Comptez sur mon zèle et ma fidélité.
Je vous dois tout. Les hommes vertueux sont la seule ressource des princes persécutés.
J’entends du bruit. C’est Asouf. J’ai toute sa confiance. Je n’en userai qu’en votre faveur.
As-tu exécuté mes ordres ?
Oui, seigneur. La princesse et ses femmes sont dans les tentes que vous leur avez fait préparer.
L’as-tu disposée à l’hymen où je la destine ?
Je lui en ai parlé. Elle m’a répondu avec la fierté naturelle aux princesses de son sang.
Il faudra bien qu’elle y consente.
Elle est en votre pouvoir et voilà l’essentiel. Mais permettez-moi de vous dire que l’époux que vous lui destinez n’est guère propre à lui faire oublier le prince de l’orient le plus accompli. J’ai vu le nouveau Boulaki. J’ai rougi de ses propos ridicules.
C’est un imbécile mais je n’ai pu mieux choisir. Il me fallait un sujet dont la naissance fût inconnue et qui fût de l’âge qu’aurait à présent Boulaki. Tout cela se trouve dans ce berger et je l’aurais inutilement cherché ailleurs.
Il est triste pour vous qu’avec ces circonstances il ne se trouve en lui ni génie ni figure.
Il est vrai mais après tout le mal n’est pas aussi grand que tu le
penses. J’approuverais ta réflexion si nous vivions dans ces climats où
l’on voit des princes dignes de commander, des hommes qui ne se
distinguent que par des vertus royales, qui se communiquent à leurs
sujets et qui, au faîteLe
faîte désigne ici le plus haut degré de la gloire, des
honneurs.
Je ne crains donc plus de voir placer cette idoleIdole : « Statue représentant une fausse
divinité et exposée à l’adoration […] On dit aussi d’une personne
stupide que c’est une idole. Arlequin n’est bien
ici qu’une figure du pouvoir, derrière laquelle se cache le
véritable acteur, Asouf.
Tu ressentiras toute l’étendue de ma confiance et de mon amitié pour toi. Mais voici Arlequin, le nouveau Boulaki, avec le berger qui l’a élevé. Il faut que je l’entretienne avant de le présenter à l’armée.
Messieurs, tenez-vous loin de moi avec ces épées nues, de crainte d’accident.
Commandez, seigneur, vous êtes le maître. Mais voilà Asouf, votre premier vizir.
Pourquoi a-t-il cette physionomie-là ? Qu’il en change puisque je suis le maître.
Ah, seigneur ! Quelle satisfaction pour moi de voir mon légitime empereur remonter après tant d’orages et de dangers sur le trône de ses pères.
Effectivement, cela paraît extraordinaire. Mais n’importe ! Régnons toujours. A propos, on m’a bien dit des choses dont je [ne] me souviens plus. Je suis empereur des Indes premièrement, n’est-ce pas ?
Oui, seigneur, mais ce n’est pas tout.
Je ne m’embarrasse pas du reste.
C’est dans le reste que consiste votre sainteté et votre gloire.
Arlequin, avoir un empire et de la gloire ? Je n’y comprends rien.
Ayez, d’abord, la bonté d’apprendre votre généalogie.
Ma généalogie m’est très indifférente et je ne dois m’embarrasser que de ma postérité.
Vous êtes petit-fils de Géanguin, le dernier empereur des Indes.
Géanguin, quoi ! Ce géant-là était mon grand-père ?
Vous êtes l’héritier de son trône, votre naissance vous y porte. Mais la naissance seule n’en rend pas digne. Il faut bien des talents et des travaux pour le mériter.
Je ne sais ce que c’est que des talents ; mais je connais le travail et c’est pour cela que je ne l’aime pas.
Vous l’aimerez lorsque vous connaîtrez les devoirs de l’Etat où le ciel vous appelle. Vous vous nommez donc le prince Boulaki.
Boulaki ? Ne pourriez-vous pas me donner un autre nom ?
C’est le vôtre, seigneur, et c’est sous ce nom que l’armée et moi allons vous reconnaître. Il ne s’agit plus que d’oublier votre première éducation.
Son éducation a été bonne et je ne lui ai donné que de bons principes tels qu’il les faut pour faire un bon berger qui vaut bien un honnête homme et croyez-moi, seigneur, ne le trompez pas davantage, il n’est point ce que vous dites et je l’ai reçu de pauvres gens qui n’ont pas eu l’esprit de le faire prince.
Malheureux ! Garde-toi bien de répandre cette fausseté. Je te l’ai fait remettre dès son passage par ordre de l’empereur Géanguin.
L’empereur Jean Gilles, entendez-vous ? Vous ne savez ce que vous dites, mon ami Zuliman.
Ne songez, seigneur, qu’à soutenir votre fortune en grand prince.
La fortune est facile à soutenir quand elle est bonne car je m’imagine qu’un homme riche et surtout un empereur n’a pas d’autre occupation que de se bien divertir. Or, j’ai eu toute ma vie la fureur de boire et de manger sans rien faire et je commence à connaître que j’étais fait pour quelque chose de grand.
Par Mahomet ! Il a raison. Jamais on n’a été si paresseux et si gourmand que lui. J’ai tâché de l’en corriger car ce sont des vices dans un pauvre homme qui a besoin d’être laborieux pour gagner sa vie et sobre pour pouvoir plus facilement subsister. Le bonheur d’Arlequin m’ouvre les yeux. Ce qui fait le mérite des riches n’est qu’une impertinence dans les pauvres.
Ne parlez plus si familièrement à votre maître. Songez que c’est le prince Boulaki, votre empereur.
Sans doute. Apprenez, surtout que je n’aime pas les corrections.
Comme il fait déjà l’entendu !
En montant sur le trône, vous avez une guerre terrible à soutenir.
Voilà qui ne vaut rien. Et qui sont donc les enragés qui veulent me faire la guerre ?
C’est votre oncle.
Je ne le connais pas. Comment s’appelle-t-il ?
Chagéan.
Miséricorde ! Je n’ai donc que des géants dans ma famille. Est-il bien
grand, celui-là
Il est grand et bien fait mais son courage est encore au dessus de sa taille.
Tant pis. Mais que diable me veut-il ?
Il veut vous ôter l’empire et la vie.
C’est donc un possédé. Ah ! Ma foi, qu’il me prenne l’un et me laisse l’autre.
Il faut vous préparer à le combattre généreusement.
J’aime mieux lui céder l’empire. Son nom seul m’épouvante.
Ne craignez rien. Je me charge de le combattre.
Encore faudra-t-il que ce soit de loin.
Mon zèle ne vous présente que des grandeurs sans danger et des plaisirs sans peine.
Il faut que je t’embrasse. Tu es le vizir le plus aimable que j’aie jamais connu.
Pour détruire toutes les ressources de votre oncle, il faut que vous épousiez la princesse Roxane.
Et qui est cette Roxane-là ?
Elle descend du sultan Amajou, votre trisaïeul. Chagéan voulait l’épouser et cela vous aurait perdu.
Voyez-vous ce drôle-là !
Pour prévenir ce coup, je l’ai fait enlever.
Tu as fort bien fait.
En l’épousant, vous ne craindrez plus votre ennemi.
Tout cela me paraît fort bien imaginé mais il y a une petite difficulté. Je suis amoureux d’une bergère qui se nomme Zaïde. Elle est la fille de mon père nourricier et je l’aime à la folie.
Vous la ferez votre sultane favorite, la loi le permet.
Il faut avouer que cette loi est bien sage. Celui qui l’a faite avait bien de l’esprit mais j’apprécie Zaïde. Vois, vois si elle n’est pas jolie.
Elle est adorable.
Ô, ciel ! Que de grâces. Par Mahomet, elle ne sera pas pour cet original.
Ah ! Mon cher Arlequin. Que j’ai eu de peur en voyant tous ces vilains soldats vous venir enlever.
J’en ai eu ma bonne part.
Que voulaient-ils donc faire de vous ?
Un grand moghol, c’est-à-dire un empereur des Indes.
Vous !
Oui, moi-même en propre personne. Apprenez que je ne suis plus Arlequin mais l’illustre Boulaki, petit-fils de l’empereur Géanguin et neveu d’un certain enragé de Chagéan, contre lequel je vais faire la guerre.
Quoi, vous allez à la guerre ?
Il le faut bien puisque cet endiablé de Chagéan le veut.
Oh ! Le vilain homme.
Il est détestable mais je vais bien l’attraper car je me marie dès aujourd’hui à une certaine Roxane que je ne connais pas mais qui est ma cousine et sa maîtresse.
Ô ciel ! Que dites-vous ? Vous allez vous marier à une autre qu’à moi ?
J’en suis assez fâché mais c’est un coup de politique.
Oui, belle Zaïde, l’empereur ne peut éviter de faire cet hymen sans exposer sa vie et sa fortune.
Vous voyez bien que ce ne sont pas là des jeux d’enfants.
Ainsi vous m’abandonnez !
Zaïde, Roxane ne sera que l’impératrice et vous serez ma sultane favorite. Vous savez la différence qu’un mari fait de sa femme à sa maîtresse. Ainsi, consolez-vous. D’ailleurs, il faut soutenir mon rang et comme ma puissance est sans bornes, il me faut des femmes sans nombre.
FyFy : « Espèce d’interjection
dont on se sert dans le discours familier, pour marquer du mépris,
du dégoût de quelque personne ou de quelque chose » (Dictionnaire de l’Académie française, 4ème édition, 1762).
Je vais mener la vie d’un grand moghol.
Vous devez savoir que toute la terre n’est faite que pour le plaisir de nos empereurs.
Oui, reportez-vous-en à mon grand vizir, il a plus d’esprit que vous.
S’il a plus d’esprit que moi, j’ai plus de sentiments, de délicatesse que
vous. Je vous aimais uniquement et je voulais être aimée
Zaïde !
J’aimerais mieux mourir que de vous écouter davantage.
Restez dans votre sérail. Je vais, uniquement occupée de mon troupeau, tâcher de nous oublier dans les mêmes lieux où les serments que vous trahissez avaient fait naître ma tendresse.
Sa douleur et sa délicatesse me touchent.
Ecoute, mon grand vizir, Chagéan aime bien Roxane à ce que tu m’as dit.
Il l’adore.
Pour faire ma paix avec lui, je veux lui renvoyer Roxane. J’éviterai, par là, l’embarras de l’épouser et j’aurai le plaisir de faire ma chère Zaïde impératrice sans sultane favorite.
Si vous voulez vous perdre, vous n’avez pas de chemin plus court.
Et pourquoi ?
Si vous renvoyez Roxane à votre ennemi, vos troupes passeront de son côté et vous livreront à lui.
Cela ne vaudrait rien.
Si Chagéan vous tient en sa puissance, votre tête à bas le mettra en état de ne rien craindre.
Il a donc le diable au corps.
Il faut l’immoler lui-même. Je m’en charge. Epousez la princesse et je vous apporte la tête de Chagéan.
J’en épouserais cent mille pour me voir délivrer de lui.
Allez donc à cette tente où vous recevrez les marques de l’empire.
Il faut que vous voyiez la princesse avec dignité. Cependant, je reste avec Zaïde pour la déterminer à ce que vous désirez.
Cela est fort bien parlé. Adieu Zaïde. Je vous laisse avec mon grand vizir et cela pour de bonnes raisons. Profitez bien de ses conseils.
Quoi, vous me quittez ?
La gloire …
Me voilà suffisamment orné. Que l’on se retire ! Je veux parler à mon père nourricier.
Ah ! comme il est fait sous ce harnaisHarnais : « Signifiait autrefois Armure d’un homme
d’armes » (Dictionnaire de l’Académie française,
8ème édition, 1932)
Que dites-vous à présent de moi ? N’est-il pas vrai que le pourpre
Je ne l’aurais jamais cru et tout ce que je vois me semble un rêve.
Oh ! parbleu ! Si vous rêvez, je ne rêve pas, moi et cet habit n’est pas un songe.
Tant pis encore. Si c’est une vérité, j’ai bien peur que vous ne soyez un
empereur postichePostiche :
« fait et ajouté après coup […] Faux » (Dictionnaire de
l’Académie française, 4ème édition,
1762).
Ce serait bien le diable.
J’en ai peur.
Et moi aussi. Ce maudit Chagéan m’épouvante. On dit qu’il n’entend point du tout raison.
Tenez, je gagerais ma tête qu’Asouf vous fait jouer une comédie et qu’il est le fourbe de la pièce qu’il prépare.
Voyons, sur quoi pensez-vous cela ?
La chose est claire. Je vous ai reçu d’un inconnu, vous étiez au berceau. Personne, depuis ce temps, ne s’est informé de vous et j’ai été obligé de vous nourrir par charité.
Ce reproche vous sied mal.
Je ne vous reproche rien. Je veux vous faire comprendre qu’on n’abandonne point un enfant de votre importance, si vous êtes petit-fils de Géanguin.
Vous ne savez ce que vous dites. C’est une finesse de la cour qui vous passe. Asouf est honnête homme. Je suis le petit-fils de Géanguin. Je sens cela dans mon cœur.
A la bonne heure. Songez donc combien il est difficile de bien gouverner les hommes.
Ce n’est là qu’une bagatelle et dans les petites choses, on apprend à se conduire par les grandes. Lorsque j’étais berger, quand mes moutons s’écartaient, je lâchais mes chiens sur eux et ils me les ramenaient sans me donner la peine de les aller chercher. Et lorsque mes chiens ne m’obéissaient pas, je les rouais de coups. Voilà comme je veux gouverner avec mes sujets.
Ce que vous venez de dire n’est pas si mauvais mais vous avez encore bien du chemin à faire pour le mettre en exécution.
Votre fureur a toujours été de me contester et de me faire croire que je ne suis qu’une bête / bâte. Je vais vous faire croire le contraire. Je passerai toutes difficultés sous ma jambe. Il ferait beau voir que pareilles fadaises pussent embarrasser un empereur tel que moi. Holà ! Mes gens !
Que souhaitez-vous savoir, seigneur ?
Je voudrais savoir si le grand mogol ne dîne point.
Seigneur, vous êtes servi et vous vous mettrez à table lorsqu’il vous plaira.
Et pourquoi Diable ne me l’avez-vous pas dit ? Voilà des courtisans bien
mal instruits. Ils n’ont pas l’esprit de deviner que j’ai faim. Mon
nourricier, venez voir par plaisir comme je sais me tirer d’un repas
impérial
Oh ! Pour le coup, voilà un repas d’empereur que je vais manger. Allons ! Que l’on me donne à boire pour me mettre en appétit.
C’est trop de plaisirs à la fois. A la santé de toute la terre !
Je le crois bien. Et je me sens à présent tout de courage que je n’ai
plus peur de Chajéan. Oh ! La belle chose que d’être empereur. Grâce [à]
ma brillante fortune, me voilà saoul comme un dogueDogue : « Gros chien fort courageux dont on
se sert pour faire des combats des taureaux et des bêtes féroces »
(Dictionnaire de l’Académie française, 1ère édition, 1694).
Modérez votre douleur, madame, l’empereur, votre amant, doit bientôt arriver.
Il tarde trop, Solisman. Ce berger méprisable va venir, tu viens de me le dire.
Oui, princesse. Vous avez besoin de toute votre prudence dans cette entrevue, tout à craindre d’Asouf et de la nécessité où il se trouve de vous sacrifier à son ambition.
Je ne crains que de faire quelque chose d’indigne de moi. J’attends Chajéan en princesse. Tu verras la réception que je vais faire à l’idole qu’Asouf présente à l’Orient.
Craignez de tout gâter par une fierté à contretemps. Il faut recourir à l’adresse lorsque la force nous manque.
Je loue ton zèle mais apprends que la prudence des personnes de mon rang
doit toujours se mesurer sur la grandeur de leur naissance. La fortune,
comme tu sais, a conduit dans mes mains la bergère dont ce nouveau
Boulaki est amoureux. Asouf veut la lui enlever et c’est la violence
qu’elle en craint qui l’a
Tout consiste à gagner du temps. Voici ce ridicule empereur.
Madame, on m’a dit que vous étiez ma cousine et l’on a fort bien fait de me le dire car je n’en savais rien.
On m’a dit encore que je dois vous épouser.
Ouai. Voilà une petite femme qui ne me paraît pas tendre
Et où est-il, le grand mogol ?
Pardi ! Voilà une belle question. C’est moi.
Vous !
Oui, moi-même, en propre original. OufOuf : « interjection dont on se sert pour marquer une
douleur subite. Il sert aussi à marquer l’étouffement,
l’oppression » (Dictionnaire de l’Académie
française, 4ème édition,
1762).
Et qui êtes-vous, pour vous dire tel ?
Je suis un enfant trouvé.
Et vous prétendez être le petit-fils de Géanguin ! Toute la terre ne
sait-il
S’il est mort, ce n’est pas moi. Il ne saurait l’être. Demandez à mon grand vizir Asouf.
Que je vous plains ! Asouf se sert de vous pour jouer tout l’empire mais vous serez bientôt la malheureuse victime de sa trahison.
Vous parlez aussi sottement que mon père nourricier. Il s’est mis dans la tête que je dois me défier d’Asouf qui est si honnête homme.
Votre simplicité me fait pitié et la bonne foi du berger qui vous a élevé me donne de l’estime pour lui. Vous êtes tous deux innocents et je veux vous sauver la vie mais à condition que vous le mériterez.
Ecoutez, tout cela m’épouvante et je vous serai bien obligé si vous faites ce que vous promettez.
Comptez-y. Vous êtes bien heureux de m’avoir attendrie car je vous apprends que vous verrez bientôt votre empereur.
Je suis perdu.
Vous avez raison de trembler. C’est le juge le plus terrible de l’univers.
Malheureux que je suis. Oh ! Ma chère Zaïde.
De quoi pleurez-vous ?
D’un souvenir qui m’afflige. J’aime cette Zaïde plus que ma vie et mille fois plus que je ne vous aimerai jamais. Cependant Asouf veut que je vous épouse et que j’abandonne ma chère bergère.
C’est qu’il veut la garder pour lui.
Quoi ! Il voudrait me faire cette pièce ?
Je le sais de Zaïde même qui s’est réfugiée chez moi où je la cache à votre regard.
AhiAhi : « Sorte d’interjection
qui exprime la douleur » (Dictionnaire de l’Académie
française, 5ème édition, 1798). Cette
interjection populaire est typique du langage d’Arlequin.
Vous méritez la mort par ce que vous venez de dire. La seule pensée d’attenter à la vie de votre empereur est un crime irrémissible.
Aussi, n’ai-je pas envie de le tuer moi-même. Asouf s’est chargé de m’apporter sa tête. Je l’attends avec impatience pour venger Chajéan, vous, Zaïde et mon amour.
Son ingénuité me réjouirait dans un autre temps.
Un homme vient d’apporter cette lettre de la part d’Asouf.
Lisez, princesse, vous devez savoir lire
« Seigneur,
Tout le camp est en rumeur par l’arrivée des députés de l’armée de Chajéan. Ce prince est mort et ses troupes vous apportent son corps. Vous pouvez recevoir ces ambassadeurs dans la tente et en présence de la princesse. Votre mariage doit se conclure avec elle avant l’arrivée des députés. Cela est nécessaire.
Asouf »
Elle exprime son désespoir et Soliman la suit.
Ouf. Je respire et je vais recevoir avec bien du plaisir les ambassadeurs qui m’apportent une si bonne nouvelle. La princesse est bien fâchée mais j’en suis bien aise puisqu’elle ne pleure que Chajéan.
Que diable marmotteMarmotter :
« Parler entre ses dents confusément. Il est du discours familier
confusément » (Dictionnaire de l’Académie
française, 4ème édition, 1762). On
retrouve ici le parler populaire d’Arlequin qui révèle sa condition
sociale.
Consolez-vous ma chère Zaïde, un empereur vaut bien un berger et vous ne perdrez rien au change. Chajéan est mort et je suis le maître à présent.
Ecoutez, madame, j’aime mieux Zaïde que la vie, que l’empire et puisque votre époux doit être l’empereur ou l’empereur votre époux, épousez Asouf. Je lui abandonne tous vos charmes pourvu que je meure avec ma chère Zaïde.
Relevez-vous. Une tendresse aussi sincère et aussi désintéressée me touche. J’ai trop aimé moi-même pour n’en ressentir pas tout le prix. Voici le moyen de vous rendre heureux. Zaïde prendra mes habits et vous l’épouserez sous mon nom.
Il n’y a jamais rien eu de si bien imaginé et vous êtes adorable.
Je tremble. Si jamais Asouf venait à le découvrir.
J’en ai peur aussi.
La chose est impossible. Zaïde est chez moi où personne que vous n’entre. Soliman qui sait mes desseins s’y prêtera.
Il n’y a pas le mot à dire à tout cela mais que deviendrez-vous après cela ?
Vous en serez instruit quand il en sera temps.
A la bonne heure.
Vos bontés me pénètrent, madame, et je suis plus sensible à vos malheurs qu’à tous les biens que vous me procurez.
Jouissez-en, sage Zaïde, mes yeux ne sont destinés qu’à des pleurs éternels.
Vous me faites pleurer aussi et je voudrais, pour l’amour de vous, que Chajéan ne fût pas mort. Mais vous voyez bien que ce n’est pas ma faute.
Je porterai au tombeau mon amour et ma fidélité pour le prince que
j’aime je perds.
Voilà comme il faut aimer, Zaïde, retenez bien cela.
Restez ici pour y recevoir ces ambassadeurs. Je les verrai sans entrevue. Je vais tout préparer pour notre projet et nous serons prêtes quand vos ordres nous appelleront à la mosquée.
Seigneur, les ambassadeurs vont se rendre ici. Asouf demande à vous parler avant qu’ils arrivent.
Qu’on les fasse entrer ! Je serai bien aise de me réjouir un peu à ses dépens.
Allez, Soliman, et venez ensuite me joindre. J’ai des choses importantes à vous communiquer et dans lesquelles j’ai besoin de vous.
Je ne me possède pas dans la joie que je sens d’attraper ce drôle d’Asouf. Ah ! Pour le coup, je tiens Zaïde et l’empire. Par ma foi, la Fortune et Roxane ont bien de l’esprit. Roxane me délivre d’elle et la fortune de Chajéan et tout cela le plus à-propos du monde. Ah ! Voici Asouf. Qu’il a bien la physionomie d’un fourbe !
Vous êtes délivré, seigneur, de votre concurrent. Il faut que [vous] épousiez la princesse en présence des ambassadeurs. On vous attend à la mosquée. Tout y est prêt pour la cérémonie.
Tant mieux. Je suis tout prêt et la princesse aussi.
Comment avez-vous trouvé la princesse ? Elle est fière.
Comme un lion. Elle vient de me faire un compliment qui marque bien
qu’elle a de la tête et beaucoup de jalousie. Je ne sais qui lui a dit
que j’aime Zaïde mais elle le sait. Elle m’a fait sur cela un tapage du
diable. Elle m’a dit qu’elle voulait absolument, écoutez bien le terme,
qu’elle voulait absolument que je vous obligeasse d’épouser Zaïde. Vous
pouvez juger de la peine que cela m’a faite par rapport à vous. Je lui
ai longtemps résisté mais, enfin, il fallait me brouiller avec elle ou
la satisfaire. Ainsi, je lui ai promis. Pardonnez-moi, mon cher
Asouf
Je me sacrifierai pour vous, seigneur
Viens que je t’embrasse. Tu me donnes là une marque de ton zèle que je n’oublierai jamais.
Ah ! Le fourbe ! J’ai envie de l’étouffer mais il ne perdra rien pour
attendre
Je suis charmé de vous voir supérieur à lui vous-même. Tout
annonce en vous un grand prince puisque vous savez triompher de la plus
dangereuse des passions.
Oui, je conçois que cette passion est aussi dangereuse pour un empereur qu’elle est aimable pour un berger. Et cela m’a d’abord brouillé l’esprit à un point que je t’aurais
cédé de bon cœur le sceptre . Les deux sortes de bâton renvoient aux deux situations
possibles pour Arlequin, l’une en tant qu’empereur, l’autre
en tant que berger.Sceptre : « Sorte de bâton orné, qu’il n’appartient qu’aux
rois de porter et qui est une des marques de la royauté ; Il se
prend quelquefois figurément pour le pouvoir souverain, pour la
royauté même » (Dictionnaire de l’Académie
française, 1ère édition, 1694).Houlette : « Bâton que porte un berger, au
bout duquel il y a une plaque de fer creusée avec quoi il
jette des mottes de terre pour détourner ou pour ramener ses
moutons » (Dictionnaire de l’Académie
française, 1ère édition,
1694).
L’effort est grand, seigneur, et bien digne de vous.
Bien digne de moi ! C’est parce qu’il me croit une bête mais je lui ferai
voir que j’en sais plus que lui
Voici les ambassadeurs. Préparez-vous à les recevoir avec dignité.
Laissez faire. La dignité ne me coûte rien.
La fortune me sert à souhait. Je vais posséder Zaïde et gouverner l’orient sous le nom de cet imbécile.
Après avoir perdu le grand Chajéan, il ne nous restait, seigneur, que la consolation de voir en vous le reste précieux du grand Tamerlan.
Oui, vous voyez devant vous l’illustre prince Boulaki que Géanguin daigna confier à mes soins et à ma fidélité.
Que venez-vous faire ici ?
Vous apprendre la mort de notre souverain, vous reconnaître pour notre empereur.
Vous faites fort bien. Vous l’avez donc vu mourir ?
Non, seigneur.
Tant pis. Mais si vous ne l’avez pas vu mourir, comment savez-vous qu’il est mort ?
Nous n’en pouvons pas douter puisque nous vous apportons son corps.
Et que voulez-vous que j’en fasse ?
C’est à vous de le faire inhumer.
Eh ! Que diable ne l’inhumez-vous vous-même sans me donner cet embarras !
Il n’appartient qu’à vous, seigneur, d’en prendre le soin. D’ailleurs, il est important que sa mort soit authentique car, sans cela, le premier qui voudrait usurper la couronne se dirait Chajéan et supposerait qu’Asouf vous aurait supposé à la place du prince Boulaki.
Seigneur, cette précaution est nécessaire.
Oui daOui da : « Da est une
interjection, laquelle est faite par […] contraction de Dea, et
affermit la diction où elle est ajoutée » (Le Trésor de
la langue française, Jean Nicot, 1606).
Pourquoi cela, seigneur ?
Parce que j’aurais eu le plaisir d’en triompher dans une bataille.
Songez qu’il vous en aurait coûté le sang de vos plus vaillants sujets.
A tout bien considérer, je crois que tu as raison et malgré l’amour que j’ai pour la gloire, j’aime beaucoup mieux qu’il fût mort que s’il fallait le tuer. Allons donc recevoir son corps.
Vous devez auparavant aller à la mosquée.
Que l’on avertisse la princesse car je veux finir avec elle avant toutes
choses. (A part) Que j’aurai de plaisir d’épouser
Zaïde à sa barbe ! Par ma foi, tout ceci commence à m’amuser.
Vous êtes conviés à la cérémonie.
Nous y suivrons l’empereur.
Mahomet a commandé là une bonne chose !
Pas trop, cette loi n’est guère juste.
Donnez-moi toujours la main à bon compte. Nous en réformerons ce qui vous y déplaira.
Vois, Asouf, si je ne fais pas bien les choses. Je ne songe plus à Zaïde et je te l’abandonne de tout mon cœur.
Quoi ! Ma fille est impératrice ! Si Asouf et l’armée le savent, vous êtes perdu.
Et comment pourrait-on le savoir ? Zaïde est à présent dans mon sérail où le diable ne la découvrirait pas. Ainsi, j’aurai le plaisir de la posséder tranquillement et celui de voir Asouf la chercher par mer et par terre.
Je ne vous reconnais plus, depuis que vous avez mis les pieds dans ces lieux.
Je le crois bien. Est-ce qu’on est empereur pour rien ? Mais j’aperçois Zaïde avec le chef des eunuques. Elle vient pour la réception du corps de Chajéan. Car Asouf a dit que cela était nécessaire. Vois si elle n’est pas adorable sous ces beaux habits ! Elle ressemble à une impératrice comme deux gouttes d’eau.
Venez, ma chère sultane. Votre père ne veut pas croire que je vous ai fait impératrice. Otez, ôtez votre voile pour lui faire voir la vérité. Je vous le permets avec lui, cela est sans conséquence.
Oui, mon père. Je suis impératrice.
Oh ! Je vous en réponds.
Je crois que tout ceci me fera tourner la tête.
Ces grands coups-là vous passent.
Puissent les destinés qu’ont décrétées ces ridicules événements n’en tirer de rien de funeste pour mes enfants !
Vos expressions sont un peu trop familières et vous devriez vous souvenir de ce qu’Asouf vous a dit. Mais je vous le pardonne. Allons, sultane, embrassez votre père.
Zaïde.
Mon père.
Je suis si saisi que je n’ai pas la force de parler. Qui m’aurait dit que je verrais un jour en vous mon impératrice ?
J’en suis bien aise pour l’amour de vous. Car l’empereur, mon époux, m’a promis de faire de vous un grand seigneur.
Oui, vous serez après moi la première personne de mon empire et je veux
que l’on vous donne à boire et à manger en chantant et en dansant
Je n’ai pas besoin de grandeurs et je borne tous mes plaisirs à voir souvent ma chère Zaïde.
Oh ! Vous la verrez autant qu’il vous plaira et j’ordonne dès à présent à Soliman comme le chef de mes eunuques de vous introduire chez elle toutes les fois que vous le souhaiterez.
Il faut bien vous garder de donner cette permission à Zuliman parce que si Asouf le voyait entrer dans le sérail, il penserait qu’il y cherche Zaïde et tout serait découvert.
Il a raison, Asouf est à craindre.
Je m’en déferai le plus tôt qu’il me sera possible. Jusque là, il faut vous passer de voir votre fille.
Je ne vous verrai plus. La triste chose que d’être sultane !
Vous me serez toujours présente. N’oubliez pas un père qui vous a toujours tendrement aimé.
Il faut avouer que cela est bien tendre
Il est temps, madame, de vous rendre où vous devez voir le corps de Chajéan.
Allez-vous-en vite.
Adieu donc, mon cher père.
Adieu, Zaïde. Il ne sera plus permis de vous voir et je vous embrasse peut-être pour la dernière fois.
Je pleure
Songez qu’il est le maître ici. Cachez-vous si bien qu’il ne puisse pas
vous pénétrerPénétrer :
« Pénétrer quelqu’un, découvrir ses secrètes pensées, ses desseins
cachés » (Dictionnaire de l’Académie française, 6ème édition, 1835).
Cela ne me coûte rien. Je le jouerai bien encore.
Le voici. Je vous laisse et vais voir la cérémonie du serment que les deux armées vont vous prêter.
Oui, allez-y, car cela sera beau.
Seigneur, on vous attend. L’armée de Chajéan et la vôtre vous attendent. Soutenez devant eux la dignité de votre rang.
Oui, allons, soutenons.
Voilà donc le tombeau où gît mon superbeSuperbe : « Orgueil, vaine gloire, présomption,
arrogance » (Dictionnaire de l’Académie française,
1ère édition, 1694).
Oui, seigneur, puisque nous avons perdu ce grand prince, vous êtes notre empereur. Et nous venons vous rendre hommage au nom de toute l’armée.
Vous faites fort bien et l’armée aussi.
Quel affreux spectacle pour moi.
Seigneur, il faut ouvrir son tombeau.
Charge-toi de ce soin.
Il n’est permis qu’à vous de l’ouvrir.
Je n’en ferai rien.
Pourquoi donc ?
Parce qu’il me fait encore peur tout mort qu’il est.
Vous vous déshonorez si vous marquez la moindre faiblesse à ouvrir ce tombeau, seigneur.
Ah ! La maudite commission.
Elle est heureuse pour vous, acquittez-vous en fièrement.
Fièrement ?
Oui, fièrement.
Allons donc fièrement
Chajéan ! Chajéan ! Oh ! Pour le coup, je ne puis plus douter qu’il ne soit bien mort. Ah ! Chajéan, pourquoi es-tu mort ? Faut-il que la fortune, ennemie de ma gloire, t’ait ravi le jour au moment que je t’allais faire sentir la pesanteur de mon bras. Ton courage m’ouvrait un champ glorieux pour faire voir la grandeur du mien. J’en pleure de colère et de rage. Reviens Chajéan et sors de ce tombeau si tu le peux. Montre-toi si terrible à mes yeux que je te trouve digne de mes coups.
Miséricorde ! Je suis mort ! Asouf, combats ce revenant !
Ah ! Le vilain mort. Arlequin est perdu et moi aussi.
Soldats de Géanguin, défendez contre ce traître le prince Boulaki, son petit-fils et votre empereur.
Tremblez, rebelles. Et pour effacer votre crime, saisissez-vous de ces deux scélérats. Ce n’est qu’à ce prix que je mets votre grâce.
Ah ! La belle couronne que j’ai gagné-là ! Que maudit soit l’empire et celui qui m’a mis dans la tête que j’en étais l’héritier.
Ah ! Mon cher Arlequin.
Qu’entends-je ? Quoi ! Roxane s’intéresse pour lui !
Oui, elle est son épouse et je me suis vengée par là de l’outrage que tu as fait à ma fille.
Je cède à ma fureur ! Le plus terrible des supplices va punir tous tes crimes. Qu’on enferme ce prétendu Boulaki tout vivant dans ce tombeau et qu’on l’enterre avec tout l’éclat dû aux têtes couronnées.
Miséricorde ! On va m’enterrer tout vif. Ah ! Seigneur, ayez pitié de moi. Je renonce pour toute ma vie à tous ces maudits honneurs. Je n’en veux ni vivant ni mort. Gardez-les tous pour Asouf et faites-le enterrer à ma place puisqu’il est cause de tout cela car pour moi, je suis innocent.
Ce qu’il vous dit est vrai, seigneur, Arlequin ne vous a point offensé en m’épousant. Je ne suis pas la princesse.
Que vois-je ?
Oh, ciel ! C’est Zaïde. Ils m’ont trompé et ma vengeance est inutile.
Où donc est la princesse ?
Me voici, seigneur.
Ô, ciel ! Sous l’habit d’esclave !
Cet état humiliant a été mon seul asile contre les outrages qu’on voulait me faire. N’imputez rien à ce pauvre berger dont Asouf a voulu faire mon époux. Il s’est prêté autant que j’ai voulu à mes idées et c’est pour me dérober aux fureurs de ce perfide qu’il a épousé sous mon nom cette bergère qu’il aime.
Je voulais vous rendre la princesse et l’empire mais Asouf ne l’a pas voulu.
Ce que vous m’apprenez me touche. Ah ! Ma chère princesse. Vous me tirez d’un état plus cruel que la mort.
J’ai cru qu’il m’allait venir à vous et ce n’a été que pour arroser votre tombeau de mon sang que j’ai vécu jusqu’à présent. Faites grâce à Zuliman. C’est le berger qui a élevé Arlequin. Il a été assez juste pour détester le crime d’Asouf et pour soutenir à son élève qu’il n’a jamais été le petit-fils de Géanguin.
Je ne confondrai point le crime avec l’innocence et la trahison. Lève-toi Arlequin et vous aussi, belle bergère.
Je vous pardonne. Quant à ce perfide, qu’on l’éloigne de moi ! J’ordonnerai de son supplice quand il en sera temps.
Ouf. Me voilà sorti d’une terrible frayeur. Je ne l’ai jamais eu si belle.
Tenez, voilà votre couronne, votre manteau royal, votre sceptre, ils ne sont pas faits pour moi. Trop heureux d’être délivré de ces maudites marques d’honneur qui ont failli me faire enterrer tout vif. Ah ! La détestable chose qu’un empire. Je vais reprendre avec plaisir ma houlette que je préfère au plus beau sceptre du monde car elle va mieux à ma main.
Oh ! Seigneur. Que tant de clémence est bien digne d’un grand roi !
Je te fais le chef de mes pasteurs et te rends tes enfants
VivatVivat : « Mot emprunté du
latin et dont on se sert pour approuver, pour applaudir […] Il est
de style familier » (Dictionnaire de l’Académie
française, 4ème édition,
1762).
Il a raison. La fortune est souvent à charge. Allons, belle Roxane, en soulager le poids par les douceurs de l’amour.
Seigneur, les bergers, camarades d’Arlequin, venaient prendre part à sa fortune et nous lui avions préparé une fête dans notre goût. Elle est simple mais elle n’en est que plus innocente. Elle était faite pour l’empereur et nous vous la donnerons comme un hommage de notre reconnaissance.
Je le veux bien. Leurs jeux pourront nous amuser et dissiper les tristes idées que le terrible jour avait fait naître.
Je les verrai avec plaisir. Je suis charmée que Zaïde et Arlequin s’en retournent contents.